Jean-Claude Chamboredon : un hommage par Florence Weber

Jean-Claude Chamboredon n’était pas seulement un sociologue, du moins au sens restreint qui est aujourd’hui plus en vigueur que jamais. Il incarnait la sociologie à ses débuts, le geste inaugural de Durkheim qui autonomise la science sociale de la philosophie morale, celui de Max Weber qui sépare la sociologie, science descriptive, du droit et de l’économie, sciences normatives. Il portait en lui cet immense mouvement du XXe siècle aujourd’hui remis en cause, qui a transformé l’Histoire, la géographie, la critique littéraire, l’histoire de l’art, fondé l’anthropologie sociale, fécondé la linguistique, la démographie, le droit et même l’économie. Nous révérions en lui les savants disparus qu’il réussissait à faire dialoguer mieux que personne, les méconnus comme les célèbres, et nous admirions ce chercheur infiniment modeste, trop modeste sans doute, qui savait dessiner dans d’inoubliables cours d’agrégation le champ contemporain des sciences sociales et sa généalogie. Il construisit entre l’ENS et l’EHESS une solide passerelle, le DEA de sciences sociales, où nous invitions en chair et en os certains des auteurs que nous avions découverts, tremblants et enthousiastes, dans Le Métier de sociologue, de grands aïeux méconnus comme Haudricourt ou Maget, ou encore des chefs d’école comme Mendras, Chiva, Touraine ou Boudon. Las, il n’y avait souvent que quatre ou cinq étudiants dans la salle, et je croyais alors que nos invités venaient pour l’ENS, alors qu’ils venaient pour Chamboredon. Tragique malentendu que cette École après 1980, où l’esprit soufflait sur un tout petit nombre, et que beaucoup traversaient attirés par le succès, le pouvoir ou l’argent.

C’est sans doute « parce qu’il était étranger à beaucoup de conformismes », comme il le disait de Philippe Ariès, qu’il sut nous donner les moyens d’observer la société dans laquelle nous vivons, en cultivant « l’étonnement et la faculté de mise à distance que l’immersion quotidienne du sujet social peut user chez le sociologue » surtout, ajouterai-je, lorsque le sociologue doit se passer de statistiques, parce qu’il étudie des pratiques cachées, interstitielles, des phénomènes émergents, des univers invisibles ou en apparence insignifiants. Chamboredon a ainsi ouvert la voie, discrètement, à une multitude de travaux francophones qui s’inscrivent dans le courant multiforme de l’étude directe des sociétés contemporaines dans leur incroyable bouleversement planétaire. Il nous a aidés à construire et à défendre la rigueur scientifique d’une ethnographie chez soi, à mille lieues de la reprise béate des préjugés de chacun sur soi et son univers social à laquelle semble se réduire aujourd’hui l’anthropologie lorsqu’elle croit pouvoir se prévaloir de la légitimité exclusive des indigènes à parler d’eux-mêmes. Nous sommes sans doute collectivement responsables du déferlement de récits à la première personne et de l’émiettement des regards sur le monde social contemporain, au nom du dogme relativiste revu à la sauce individualiste : à chacun sa vérité. Dans l’ombre pourtant, des experts jadis décriés travaillent au plus près de professionnels aguerris et forment une toile de savoirs qu’il nous revient d’explorer pour apprendre à nous (ré)orienter.

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Chercheur(s):
Florence Weber