« Semer le trouble », le dernier numéro de la revue Techniques & Culture fait appel à notre expérience collective des techniques de lutte

Quels moyens possédons-nous pour semer le trouble dans la mécanique des rapports de domination ? C’est avec cette question que la revue d’anthropologie des techniques éditée par les Éditions de l’EHESS a décidé d’élaborer son dernier numéro dans le contexte de la mobilisation des revues académiques et des laboratoires contre des réformes qui mettent en danger la vitalité de l’enseignement supérieur et de la recherche. Le parti pris de Techniques & Culture ? Les collectifs travaillent leurs outils autant que leurs convictions, ils suspendent le temps, par adaptation ou détournement de choses et de dispositifs, tout mouvement de lutte est ainsi instruit et équipé par des gestes et des instruments. D’où ce réjouissant répertoire (non exhaustif) des actions qui sèment et cultivent le trouble, désormais en librairie.

Rencontre avec Matthieu Duperrex et Mikaëla Le Meur, qui ont coordonné ce numéro 74 très spécial.

 

Dans quel contexte est né "Semer le trouble" ?

Peu de temps après les fêtes de la fin d’année 2019, la direction scientifique de Techniques & Culture a relayé un mail au sujet de la mobilisation contre la LPPR (actuelle LPR) à tous les membres du comité de rédaction avec une demande : est-ce que notre revue devait se joindre au collectif des Revues en lutte et selon quelles modalités ? La réponse des membres du comité a été rapide et unanime : il fallait nous mobiliser. Le comité de rédaction s’est donc réuni à Marseille dans ce climat effervescent et, après discussion sur les différents modes d’action envisageables (une motion a d’abord été votée), il a été décidé que la manière la plus juste de prendre part au mouvement contre cette réforme délétère était de bouleverser le calendrier des parutions et de fabriquer un numéro spécial. Nous avons accepté de prendre en charge sa coordination avec le soutien du collectif, de la coordinatrice de l’édition Marie-Luce Rauzy et de la direction de Techniques & Culture, Gil Bartholeyns et Annabel Vallard.

 

En quoi ce numéro est-il original pour Techniques & Culture ?

On pourrait plutôt parler de numéro hybride. D’un côté, il est classique, dans le sens où la ligne éditoriale de la revue et les exigences qui sont les siennes quant à la rigueur de son contenu ont été maintenues durant tout le processus d’élaboration, que ce soit sur la forme ou dans le fond. Nous avons continué à travailler les questions scientifiques de Techniques & Culture en mettant ses outils conceptuels et son regard singulier d’anthropologie des techniques au service de la thématique de la lutte : nous avons observé, collecté, inventorié des techniques de luttes et proposé une réflexion sur la matérialité des mobilisations. Le programme historique de la revue se perpétue donc dans ce numéro, qui s’inscrit finalement dans la lignée des autres, en faisant un pas de côté dans le champ du politique, qui était il est vrai peu investi auparavant.

Toutefois, ce numéro est inédit parce qu’il a bousculé beaucoup de lignes dans les manières de faire de la revue. En termes de temporalité tout d’abord : sa fabrication a duré un temps record ! Dix mois en tout et pour tout pour le trouver en librairie, alors qu’à l’accoutumée un numéro de Techniques & Culture met près de deux ans à voir le jour, depuis la concrétisation d’un appel à contribution jusqu’à la parution du livre. Nous n’avons « rien lâché », selon l’expression consacrée, malgré la fatigue et les doutes, pour qu’il paraisse maintenant, en cette fin d’automne 2020 à l’actualité politique brûlante.

Enfin, ce numéro a été l’occasion d’expérimenter de nouveaux formats, courts, denses et dynamiques : les doubles pages « fragments de lutte », que nous aimerions sans doute réutiliser à l’avenir. De nombreuses images originales et de grande qualité nous ont également été généreusement prêtées par leurs auteurs et autrices, attaché·e·s à contribuer à ce numéro engagé. Notre dernière expérimentation en date : une vidéo teaser du numéro, qui donne un avant goût de son contenu et donne à voir ou à lire un petit morceau de chacune des contributions… Nous espérons qu’elle sera revigorante, comme cet appel à la désexcellence pour les collègues mobilisés contre la LPR et abattus par l’impossible dialogue avec le gouvernement. Il y a beaucoup de joie dans « Semer le trouble », et c’est cela qui importe.

 

Quel tour d’horizon des techniques de lutte ce numéro nous permet-il de découvrir ?

Le sommaire est riche, ayant mobilisé vingt et une autrices et dix-neuf auteurs, avec souvent un esprit collaboratif (beaucoup de binômes interdisciplinaires). Nous avons choisi de présenter ces contributions en trois grandes séquences. Dans la première partie, intitulée « Voies du soulèvement », les lecteurs trouveront une approche historicisée de quelques modalités souvent décrites comme « convulsives » voire « irrationnelles » de la révolte. C’est le cas du sabotage ou des phénomènes tels que les black blocs. Qu’il s’agisse des cortèges de tête, des manifestations « sauvages » de Gilets jaunes, des Young Lords d’Harlem, des barrages de pneus brûlés des Piqueteros (texte intégral en accès libre sur le site de Lundi Matin), ou encore des résurgences infiniment créatives des barricades, se soulever, c’est toujours renverser un ordre, en bloquer les rouages.

Dans la deuxième partie, « Arts de la subversion », nous sillonnons les chemins de traverse de la lutte, dans ses détournements et ses retournements. Nous ne pouvons qu’être admiratifs des ressources et médias que la contestation peut enrôler afin de désarmer un registre matériel et symbolique dominant, et de proposer de nouvelles façons de faire et de s’exprimer. Ici, nous nous intéressons clairement à la production matérielle : production d’objets « désobéissants », de biens hors circuit capitalistique, de court-circuits infrastructurels, de milieux auto-suffisants, production aussi de discursivités alternatives à un texte social dominant, etc.

Enfin, nous ont semblé incontournables les « Refuges et pratiques réparatrices », qui regroupent selon nous les gestes du soin, les conduites de l’attention et les techniques de « reterrestrialisation » qui contestent le régime de constante accélération sociale et technique. À rebours de la maxime TINA « There is no alternative » ou de la stigmatisation moqueuse d’un prétendu « modèle amish », nos lecteurs iront à la rencontre des collectifs néo-paysans, des street-medics, des danseuses néo-païennes (texte intégral en accès libre), des ateliers géo-sociaux du Consortium Où atterrir?, des cartographies autochtones, des réparations psychiques aborigènes, etc. Nous ne pouvons tout citer !

 

Y a-t-il une caractéristique des techniques de lutte, qui illustrerait leur spécificité sur d’autres techniques ?

Tout d’abord, nous nous sommes rendu compte que la revue Techniques & Culture avait déjà accordé son attention aux subalternalités et aux résistances vis-à-vis d’un monde en apparence « bien réglé » (numéro 56). En réfléchissant par exemple à la wild tech, c’est-à-dire à des dispositifs d’hybridation et d’innovation qui ensauvagent et bousculent la partition traditionnelle low tech / high tech (numéro 67) et, à travers elle, nombre de dualismes dont toute l’anthropologie contemporaine nous montre les limites… Ou bien en nous intéressant à la façon dont le devenir des restes met en question les processus de production et de constitution de la valeur (numéro 65-66)… Ou bien encore en plaçant sur le devant de la scène ce qui s’enraye, ce qui bloque, ce qui tombe en panne et parasite la bonne marche des choses (numéro 72)… Parce que pratiquer les sciences humaines et sociales revient en premier lieu à ne pas se satisfaire des harmonies affichées et des décrets de bonne conformité sociale, les objets que nous nous sommes donnés ont souvent été, en définitive, des objets « récalcitrants ».

Avec ce numéro 74, nous ne nous risquons pas à définir « l’essence » d’une technique de lutte. Les historiens des mouvements sociaux nous ont appris qu’il y avait une pluralité de « répertoires d’action » (Charles Tilly) mais que les actions et performances privilégiées étaient circonscrites à certains contextes sociopolitiques. C’est ce qui explique que le cortège de manifestation, qui s’est progressivement imposé au XIXème siècle, domine toujours dans la panoplie d’outils qui sont à la disposition des personnes formulant des revendications ou protestations : nos structures politiques sont en effet héritées des séquences révolutionnaires qui ont clos la période de l’Ancien Régime, laquelle faisait prédominer un autre répertoire d’action (émeutes du grain, charivaris et rébellion contre les collecteurs de taxes). Mais nous, qui ne sommes pas des historiens des mouvements sociaux, n’étions pas tenus de désigner la préséance d’un mode d’action sur un autre : nous prenons donc la barricade au même niveau d’analyse des technologies culturelles qu’une attaque informatique par « déni de service ». Nous nous permettons aussi de regarder au-delà des seuls modes de contestation visibles, hétérogènes et saillants – qui font généralement événement politique et médiatique –, et nous intéressons aux actions non ouvertes, à celles qui relèvent par exemple du « texte caché » de l’anthropologue James C. Scott, aux résistances silencieuses et minoritaires, non nécessairement adossées à un régime de publicisation du désaccord.

Il est alors difficile de formuler un caractère spécifique des techniques de lutte, si ce n’est, comme l’explique très bien l’historienne de l’art Catherine Flood (Victoria and Albert Museum) dans notre numéro, que les objets « désobéissants », qui constituent les ressources matérielles des révoltés et récalcitrants, sont « incomplets » et perdent d’une certaine façon leur pouvoir et aura dès lors qu’on les abstrait ou retire de leur contexte de surgissement et de manifestation « efficace » : c’est-à-dire le temps vivant des conflits. Alors, « magiques », les techniques de lutte ?