Culture du soupçon contre solidarités : L’expérience soviétique, un contrôle social moderne de l’homosexualité ?

Le soupçon comme instrument de contrôle social peut être arrimé à la modernité foucaldienne, et l’expérience soviétique la reflète en miroir. Plus précisément, à l’époque soviétique tardive, à partir des années 1970, apparaît une représentation hiérarchisée de la société selon le niveau d’instruction dans des proportions comparables à celles des sociétés industrielles occidentales à laquelle la lecture foucaldienne du pouvoir-savoir se prêtait si bien. Il est à noter que pour les années 1970 et le début des années 1980, Marc Ferro annonçait que « la hiérarchie des pouvoirs devait refléter bientôt celle des savoirs et des savoirs-faire » (Ferro, 1985). L’intelligentsia connaît alors une irrésistible ascension au sein des structures institutionnelles clés du pays. L’historien met le doigt sur « cette caractéristique identifiée par les sociologues soviétiques »: « la participation volontaire faible <dans l’institutionnalisation de la vie sociale > chez les ouvriers comme chez les kolkhoziens, croît à mesure qu’on s’élève dans l’échelle de l’instruction». Autrement dit, l’URSS ne diffère pas sur ce point de n’importe quel pays d’Europe occidentale dont le régime politique et économique apparaissait pourtant aux antipodes.

Aucune étude exhaustive ne porte sur la manière dont une politique de différenciation sociale apparaît à l’époque soviétique tardive comme un levier pour exercer un contrôle plus efficace de la population (Glazov, 1985). Au-delà de la prétendue spécificité soviétique, elle pourrait interroger les sociétés dans lesquelles on vit et qui sont marquées par une croissance des inégalités. Peut-être pourrait-on s’en faire une idée grâce à l’étude des conséquences sociales que revêt une culture du soupçon, celle que l’on peut isoler pour les effets d’atomisation qu’elle produit parmi des hommes et des femmes vivant un désir homosexuel. Certes, des solidarités existaient entre eux·elles, une subjectivité homosexuelle soviétique - sans qu’elle donne lieu à la constitution d’une identité gay, lesbienne ou autre - se jouait des assignations genrées, du sentiment d’appartenance nationale ou du statut social. La « société de sables mouvants » (Lewin, 1987) de l’époque stalinienne avait été synonyme d’atomisation des Soviétiques dont l’héritage pèse encore à l’époque soviétique tardive, voire jusqu’à aujourd’hui, du moins pour la Russie. Ferro affirmait que s’« il est vrai que les mesures de contrôle et de surveillance de la société ne sont plus sanglantes comme à l’époque de Staline, les mailles du filet qui enserrent cette société sont plus fines encore qu’auparavant ». Si le « consensus » social prédominait à l’époque soviétique tardive, comme peut-être aujourd’hui en Russie, le régime s’appuie sur une différentiation sociale et nationale pour gouverner plus efficacement la population: les pouvoirs s’exercent donc de manière moins directe, de façon moins ostensiblement répressive. Certes, le système pénitentiaire « atteint en 1979 le taux d’incarcération record dans le monde » mais la répression directe n’est plus privilégiée en URSS – et ceci contrairement aux Etats-Unis, que les « ‘‘succès’’ de la ‘‘guerre contre la drogue’’ propulsent en quelques années au rang de leader incontesté de l’utopie pénitentiaire, avec des taux d’incarcération tout à fait comparables à ceux du Goulag stalinien » (Elie, Ohayon, 2013).  

L’État soviétique a pu rompre les liens de solidarités sexuelles dissidentes en se reposant sur une culture du soupçon qui constitua un redoutable instrument de contrôle social. L’action délétère du soupçon, dissolvant ces solidarités, constitue précisément un objet de recherche. Une étude de cas permet de rendre tangible cette culture du soupçon et sa déclinaison soviétique à travers l’itinéraire d’un médecin géorgien homosexuel que l’on appellera Chota F., la consonne F. n’existant pas en géorgien (Clech, 2021).

 

La culture du soupçon et le ressort de l’opprobre

Les mots employés par Chota F. et d’autres de mes interlocuteur·rice·s géorgien·ne·s, récurrents aussi dans la bouche des participant·e·s russes à mes entretiens, sont évocateurs. Celui de pozor (opprobre) en particulier. Étymologiquement, il renvoie au fait d’être vu, d’attirer sur soi une attention non souhaitée de la part d’un collectif qui juge sans appel le comportement d’un individu et provoque chez ce dernier une forte gène, un sentiment de honte et d’humiliation, et contient une menace directe d’ostracisme social. L’encyclopédie soviétique (deuxième édition : 1949-1958) rapporte que « l’homosexualité est considérée comme « infamante » <pozorny’> et criminelle par une société soviétique » dotée « d’une moralité saine ». Cette notion d’infamie, d’opprobre attachée à l’homosexualité apparaît donc première jusque dans l’article qui lui est consacrée dans la Grande Encyclopédie soviétique.

Chota F. craignait de voir son désir homosexuel exposé, rendu public (oglaska). L’oglaska rend une information publique qui n’était pas censée l’être. Pour les participant·e·s à mes entretiens, la peur que leur homosexualité soit rendue publique (oglaska), c’est la peur de la « condamnation morale » (moralʹnoe osuždenie). Présent dans son récit, comme dans de nombreux autres, ce terme d’oglaska peut être rapproché du terme d’outing. Dans le cas de l’oglaska et de l’outing, les gens y mettent de leur voix (-glas) pour révéler à voix haute (-out) une information de sorte que tout le monde puisse l’entendre. L'outing est quant à lui censé servir à la lutte contre l’homophobie. « Technique » de révélation publique de l’homosexualité d'une personne contre son gré, il constitue pour certain·e·s à une forme de délation (Fournier, 2005), et en cela s’apparente à l’oglaska.

Redoutant l’oglaska conduisant au pozor, Chota F. s’interdit par exemple d’adhérer au parti communiste. En l’occurrence, il redoute de s’exposer à une délation, de la part d’un·e collègue ou d’un·e patient·e. Cette crainte est celle inhérente à une culture du soupçon soviétique : celle d’être vu à votre insu, d’en bas, par en-dessous, comme nous le suggèrent même les étymologies des mots, français et russes, de soupçon, de podozrenie.

Le sentiment d'appartenir à un groupe professionnel, voire à une catégorie de personnes que Chota F. identifie à l'intelligentsia, sert de marqueur social - selon sa représentation hiérarchisée du monde social - rendant potentiellement suspect·e·s tous ceux et toutes celles qui n’en font pas partie. C’est notamment ainsi que le régime soviétique régule la dissidence sexuelle : la stratification sociale est intériorisée par Chota F. ainsi que par les autres participant·e·s à mes entretiens se revendiquant de l’intelligentsia, de sorte à orienter leur soupçon sur les possibles délateur·rice·s étranger·ère·s à l’intelligentsia. En outre, la répression, psychiatrique ou pénale, de l’homosexualité, ne s’exerce souvent pas directement mais comporte une fonction dissuasive : elle prend une valeur de menace. Cette menace diffuse est intériorisée par Chota F. qui, pour vivre son désir homosexuel sans mettre en danger son statut social, reproduit des mécanismes d’autocensure dans ses choix de carrière professionnelle. Par une stratégie d’évitement, outre son renoncement à devenir membre du parti communiste, il ne brigue pas de postes de direction afin d'éviter que son désir homosexuel puisse se retrouver exposé. La menace de sa divulgation le contraindrait, dans le meilleur des cas, à démissionner, comme cela s’est produit pour d’autres.

 

La culture du soupçon relevant du mépris de classe, la transparence et la glasnost'

Le rapport de ce médecin à ceux avec qui il a un désir homosexuel en partage reflète la culture soviétique néo-stalinienne du soupçon, celle qui a miné les solidarités en divisant et en atomisant la (es) société(s) soviétique(s), ôtant aux individus une partie de leur capacité à s’entraider. Ainsi, quand Chota F. se heurte à deux reprises à la police, en réponse au soupçon policier d’homosexualité, il retourne ce soupçon contre d’autres hommes vivant un désir homosexuel. Malgré le commun du désir, le soupçon est jeté sur un de ses partenaires sexuels, un chauffeur de taxi, appartenant donc à une classe sociale subalterne. Ce retournement peut aussi toucher la figure d’un procureur selon lui corrompu qu’il aperçoit sur un lieu de rencontres : étranger lui aussi à l’intelligentsia (Konrad et Szelenyi, 1979) malgré son niveau d’instruction, il apparaît suspect aux yeux de Chota F., convaincu d’avoir affaire à un délateur. À aucun moment, ni les collègues médecins de Chota F., ni aucun autre membre de l’intelligentsia telle qu’il se la représente font l’objet d'un soupçon. Bien qu'il ne soit pas possible de prouver ici que la répression du désir homosexuel variait en fonction de la position sociale de la victime dans la société soviétique, le soupçon est encadré par des catégories de classe sociale très hiérarchisées qui sont partagées aussi bien par Chota F. et par les policiers et qui font consensus à l’époque. Le positionnement de Chota F., caractéristique des membres de l’intelligentsia, indique une identification des délateur·rices en fonction d’un mépris social très sélectif. Ce retournement accusatoire repose non seulement sur les modalités soviétiques d’une culture du soupçon et de la délation, qui avaient été promues depuis le stalinisme, mais il emprunte aussi des modalités particulières de différenciations sociales telles qu’elles sont apparues à l’époque soviétique tardive et qui convergeaient en partie avec celles que l’on connaît en Europe occidentale à la même époque.

 

La culture du soupçon a permis aux autorités d'exercer un contrôle social : délitant les solidarités au sein des individus vivant un désir homosexuel, elle l’empêchait de produire un discours positif relatif à leur identité individuelle ou collective, et a fortiori un discours fondant une quelconque revendication de droits inaliénables. En outre, en plus de contribuer à sa clandestinité, la criminalisation de l'homosexualité a favorisé son isolement même parmi les dissident·e·s soviétiques. Nombre d’entre eux·elles affichaient des convictions traditionalistes, voire prônaient un régime théocratique: leurs représentations patriarcales les dissuadaient en outre d’exprimer une solidarité qu’ils ou elles auraient jugé compromettante moralement. La stratégie de transparence propre à la dissidence était du reste étrangère à celle des dissident·e·s sexuel·le·s, épouvanté·e·s à l’idée de voir leur désir publicisé par la rumeur (oglaska).

Face à une culture du soupçon, on peut s’interroger sur ce qui la fonde: pour le socialisme tardif, il ne semble pas qu’il s’agisse d’un désir de pureté, ni de transparence pour des sociétés qui croyaient de moins en moins au projet du communisme. Initialement conçue comme un retour au léninisme, à une forme de pureté des origines (Scherrer, 1990), la pérestroïka entérine pourtant une nouvelle modernité: les sociétés soviétiques convergent plus encore avec les nôtres sans pour autant coïncider totalement. A ce propos, la traduction malheureuse en français de la glasnost’ par « transparence » reflète notre désir de projeter nos concepts pour rendre intelligible une réalité plus difficile à saisir: il ne s’agit pas tant d’une nouvelle « transparence » voulue par les dissident·e·s soviétiques refusant de vivre dans le mensonge, mais d’une autorisation désormais possible de donner voix [glas], de rendre audible ce que l’on n’entendait pas dans l’espace public.

 

De la réduction au regard suspicieux à l’éclosion de nouvelles voix ?

Le propre de la culture du soupçon serait de réduire (Ricoeur, 1965) des sujet·te·s, de les exposer à la suspicion d’un regard public en forme de contrôle social, d’inviter tout à chacun·e au soupçon. La glasnost’ évince ce regard suspicieux, toujours possible, pour laisser entendre des voix discordantes bousculant, voire invalidant ce contrôle social : leur expression est souvent balbutiante mais une voie entre-ouverte invite dorénavant ceux et celles qui avaient été réduit·e·s au silence à donner de la voix. Il s’agissait de rompre avec cette culture néo-stalinienne du soupçon, de l’implicite compromettant, pour un nouveau savoir, explicite et libéré des craintes de la délation, des rumeurs du scandale, de l’oglaska. Certes, le propre de la glasnost’ et de l’oglaska, c’est de rendre public - predat’ oglaske - mais la glasnost’ agit ouvertement, pas à l’insu de quelqu’un·e. Apparaissait une multitude de voix sans que les conditions de leur existence s’inscrivent dans le modèle libéral de visibilisation des minorités sexuelles et son épistémé de transparence. Cette polyphonie permettait d’échapper au contrôle social du regard de tout un chacun, de rejeter la culture du soupçon, de refuser de se faire assigner des identités - l’identité étant associée à l’identification abhorrée par l’Etat soviétique qui avait discriminé certaines catégories de la population - car dire son homosexualité revenait à se dénoncer soi-même. On comprend pourquoi rares étaient celles et ceux qui ont fait leur coming out en Russie ou en Géorgie depuis. Certain·e·s dissident·e·s sexuel·le·s aspiraient à faire entendre leur voix singulière, irréductible à des catégories englobantes telles que les identités gays et lesbiennes, jusqu’à parfois rejeter toute notion politique du commun, confondu en Russie et en Géorgie avec la coercition de l’ « individu par le collectif » (Kharkhordin, 1999).

 

Bibliographie indicative

Rustam Alexander, Regulating Homosexuality in Soviet Russia, 1956–1991: a different history, Manchester, Manchester University Press, 2021

George Chauncey, « The trouble with Shame », in David Halperin et Valerie Traub (dir.) Gay Shame, Chicago et Londres: University Chicago press, 2009.

Arthur Clech, « Des subjectivités homosexuelles dans une URSS multinationale », Le Mouvement Social, vol. 260, no. 3, 2017, pp. 91-110; « Des subjectivités homosexuelles à l’époque soviétique tardive : entre solidarités et culture du soupçon », thèse de doctorat soutenue à l’École des hautes études en sciences sociales, Paris, 2018 (à paraître aux Editions de l’INED, 2023); « Between the Labor Camp and the Clinic : Tema or the Shared Forms of Late Soviet Homosexual Subjectivities », Slavic Review, 77 (1), 2018, p. 6‑29; « An inconspicuous sexual dissident in the Georgian Soviet republic: Subjectification, social classes and the culture of suspicion in the late Soviet period », Cahiers du monde russe. Russie, Empire russe, URSS, États indépendants (Editions de l’EHESS), 2021/2-3 (Vol. 62), p. 367-390.

Karine Clément, Contestation sociale "à bas bruit" en Russie. Critiques sociales ordinaires et nationalismes, Vulaines sur Seine, Éditions du Croquant, col. « Critiques et Contestations », 2022

Marc Elie et Isabelle Ohayon, « Introduction », Cahiers du monde russe. Russie, Empire russe, URSS, États indépendants (Editions de l’EHESS), 54/1-2 | 2013, 11-28.

Marc Ferro, “Y a-t-il “trop de démocratie” en URSS ?”, Annales. Histoire, Sciences Sociales, 40, 4, 1985, pp. 819-820.

Michel Foucault, Surveiller et Punir, Paris: Gallimard, 1975.

Michèle Fournier, « Le outing : une forme de délation ciblant les homosexuels », Jean-Paul Brodeur éd., Citoyens et Délateurs. La délation peut-elle être civique ? Autrement, 2005, pp. 130-137.

Yuri Glazov, The Russian Mind Since Stalin's Death, D. Reidel Publishing Company, 1985

Dan Healey, Homosexual Desire in Revolutionary Russia: The Regulation of Sexual Dissent, Chicago: The University of Chicago Press, 2001.

Oleg Kharkhordin, The collective and the individual in Russia. Study of practices, Berkeley, University of California Press, 1999.

George Konrad et Ivan Szelenyi, The Intellectuals on the Road to Class Power, Brighton : Harvester Press, 1979.

Moshe Lewin, La formation du système soviétique, Gallimard, 1987.

Jean-Luc Nancy, La Communauté désavouée, Paris, Galilée, coll. « la philosophie en effet », 2014.

Paul Ricoeur, De l’Interprétation, Editions du seuil, 1965.

Guillaume Sauvé, Subir la victoire. Essor et chute de l’intelligentsia libérale en Russie (1987-1993), Éditions de l’EHESS, Paris, 2020.

Jutta Scherrer, « L’érosion de l'image de Lénine », dans Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 85, novembre 1990,  La crise du léninisme, pp. 54-69.

Eve Kosofsky Sedgwick, Epistemology of the Closet, Berkeley: University of California Press, 1990.

 

A propos de l'auteur: 

Chercheur postdoctoral UPL, LEGS  (Paris 8), chercheur associé au CERCEC (EHESS) et EurORBEM (Sorbonne Université), Arthur Clech a récemment co-édité un numéro consacré aux "Dissidences sexuelles et de genre en URSS et dans l'espace postsoviétique" avec Dan Healey et Francesca Stella pour les Éditions de l'EHESS (Cahiers du Monde russe. Russie, Empire russe, URSS, États indépendants).