Entretien avec Marie Assaf, doctorante de l'EHESS, sur l’état de la recherche sur les politiques du handicap

Doctorante de l'EHESS en Études Politiques (Centre d'études nord-américaines - Laboratoire Mondes américains), Marie Assaf travaille sur les politiques d'emploi à destination des personnes handicapées aux États-Unis. À travers son analyse ethnographique des pratiques et discours d'agents spécialisés du champ, sa recherche met en lumière les nouveaux modèles de mise à l'emploi d'une population fortement marginalisée. Entretien.
Qu’est-ce qui vous a amené à travailler sur les politiques du handicap aux États-Unis ?
Mon mémoire de Master portait sur les partenariats public-privé au Royaume-Uni, et en particulier leur place dans le programme et le gouvernement de Tony Blair. En doctorat, j’ai voulu changer d’objet et regarder du côté de l’État social étatsunien. En effet, de nombreuses réformes ont inspiré ce qui se passait au Royaume-Uni. Mes directeurs de thèse m’ont suggéré différentes pistes, dont celle des politiques du handicap. En parcourant les travaux et le vaste champ d’études existant aux États-Unis, je suis tombée sur l’historiographie du mouvement de lutte pour les droits conduit par les personnes concernées et la relecture politique qu’il proposait de la société, mais aussi des structures de l’État social. La façon dont le champ abordait l’articulation entre structures et individus m’a happée et j’ai par la suite affiné progressivement l’angle de recherche jusqu’à arriver à mon sujet actuel, sur les dynamiques d’emploi proposées dans le cadre d’une délégation d’action publique, dans la continuité de mon Master. Il me semble qu’il est aujourd’hui essentiel de penser les inégalités à l’aune du handicap, une catégorie de la population encore trop souvent négligée.
Quel est l’état de la recherche aujourd’hui sur les politiques du handicap ? Quelle est la place du chercheur dans la construction de politiques publiques pour améliorer l’insertion des personnes en situation de handicap dans la société ?
La question des politiques du handicap en tant que telles, a principalement été traitée par des juristes, politistes et historiens, tel qu’Edward Berkowitz, d’un côté, et par des auteurs du champ des études sur le handicap (« disability studies ») de l’autre. Ces travaux, nourris par diverses publications récentes, proposent une relecture de la construction des politiques sociales du pays à l’aune du handicap. La définition administrative de la catégorie apparaît dès lors comme un pilier de la prise en charge des populations et de la définition des catégories de « pauvres méritants » et « pauvres non méritants ». Or, si l’on a tendance à penser que les personnes handicapées ont toujours occupé le devant de la scène dans la première catégorie, ces travaux montrent que cela n’a pas toujours été le cas, et que des politiques tantôt d’activation, tantôt de contrôle accru quant à l’accès à certaines aides sociales, se sont très vite développées autour de la population. En outre, la multiplication des échelles de définition et de prise en charge complexifie fortement la recherche sur le sujet des politiques du handicap, aux États-Unis comme en France.
Les travaux issus du champ des études sur le handicap abordent aussi ces questions et proposent également des grilles de lectures politiques fortes, encourageant un changement des normes sociales. Par exemple, concernant le sujet de la place du chercheur que vous abordez, de nombreux travaux sont revenus sur la nécessité de travailler en faveur de l’avancement des droits des personnes. Tout effort de mise en lumière de mécanismes de discrimination, visibles ou plus imperceptibles, d’évaluation des réformes en faveur d’une réduction des inégalités, ou plus généralement, de visibilisation des personnes handicapées, est favorisé. Les chercheurs, et tout particulièrement les chercheurs valides, sont ainsi invités à faire entendre la voix des personnes concernées. Seules ces dernières sont capables de saisir l’expérience handicapée dans son entièreté, et le chercheur soucieux de ces enjeux joue dès lors un rôle clé dans la traduction de ces préoccupation à l’échelle des structures politiques.
Qu’est-ce qui distingue les politiques et programmes mis en place pour améliorer l’insertion des personnes en situation de handicap sur le marché du travail aux États-Unis et en France ? Quelles ont été les grandes avancées mises en place outre-Atlantique ? Comment la France peut-elle s’en inspirer ?
Les États-Unis, contrairement à la France, ont connu un important mouvement de désinstitutionalisation à la suite de fortes mobilisations des personnes concernées dès les années 1960. L’accent a été mis sur l’accès à une « vie indépendante », en lien avec le développement de structures et de programmes permettant aux personnes handicapées de s’affirmer comme citoyens actifs au sein de la société. L’insertion sur le marché du travail a donc été un outil majeur de ce mouvement, en particulier par le développement de logiques anti-discrimination à l’embauche et la mise en place d’aménagements particuliers sur le lieu de travail, grâce au vote de la grande loi sur le sujet en 1990, l’American with Disabilities Act. D’autres programmes ont suivi par la suite, dont le développement de logiques dites d’emploi personnalisé, c’est-à-dire un accompagnement suivi des individus vers et dans l’emploi. La France s’est par ailleurs déjà inspirée de ces initiatives, la loi de 2005 en est un exemple, mais manque d’une discussion sur le tout institutionnel et l’intérêt, ou pas, de passer par une approche par les droits.
Grâce au développement d’un véritable champ d’études sur le sujet, impulsé par ce mouvement pour les droits, les États-Unis ont pu voir découler une mise en lumière du sujet et des individus, de leurs problèmes, au-delà de discours pathologisant et emplis de pitié. Malgré des initiatives très vives, la France n’a pas connu de mouvement de la même ampleur. Si elle peut s’en inspirer, il est à noter que l’approche minoritaire étatsunienne est très spécifique et encore décriée côté français. Néanmoins, la croissance de la recherche sur le sujet laisse à espérer une structuration progressive similaire à ce qui a pu se produire outre-Atlantique.
Dans votre travail, vous faîtes particulièrement attention à ne pas essentialiser l’expérience des personnes en situation de handicap, comment faire entendre la voix de celles et ceux qui sont confrontés à des difficultés dans leur quotidien ?
Il est très important de chercher à s’extraire des normes valides dans lesquels nous sommes encore plongés et de prendre le temps d’écouter les personnes concernées. L’essentialisation de l’expérience handicapée est aussi le résultat d’une importante pathologisation du sujet, comme l’ont démontré de nombreux travaux issus du champ des études sur le handicap. L’approche dite « médicale » enferme les personnes dans un rôle passif, les privant de leur agency et réduisant leur expérience de vie à un phénomène physique ou psychologique qui justifierait leur aliénation dans la société. L’une des réponses à cette approche est la charité, qui continue d’essentialiser les personnes en les plaçant d’une position de dépendance. Les chercheurs et militants ont proposé une alternative conceptuelle, le « modèle social du handicap ». Il s’agit de réfléchir à la question en partant, non pas d’un point de vue individuel, mais structurel. Pour le dire plus clairement, ce modèle explique que ce n’est pas la « déficience » qui est à l’origine du handicap, mais l’environnement social qui n’est pas adapté à la pluralité des expériences humaines. Depuis le développement de ce modèle, des approches critiques, nourries notamment par des études féministes, sont apparues. Elles proposent à la fois de se réapproprier le stigma associé historiquement au handicap, et d’interroger la place qui peut être faite à la « déficience ».
Toutes ces approches invitent à la fois à faire un pas de côté en tant que chercheur par rapport aux normes dans lesquelles nous évoluons, mais aussi à se saisir d’une pluralité qui bouscule la façon habituelle de faire les choses. On peut dès lors s’interroger sur les limites de certains outils classiques des sciences humaines et sociales, comme l’entretien, qui n’est pas forcément adapté à tous, notamment parce qu’il demande une forte concentration, quasi constante, de même que, parfois, l’établissement d’une relation de domination qu’il s’agit alors de questionner. Face à la grande aliénation des personnes handicapées, il faut prêter attention à la façon dont on recueille leur parole, car elle a trop longtemps été ignorée, bafouée et détournée à leur désavantage.
Quelles sont vos études de cas pour parvenir à les faire entendre ?
Mes études de cas portent sur des nonprofits, donc des associations à but non lucratif, qui bénéficient de subventions étatiques. Elles proposent des services d’aide à l’insertion sur le marché de l’emploi de personnes ayant des handicaps intellectuels et cognitif sur la côte est des États-Unis (Boston, New-York et Washington). Il a été très difficile pour moi de saisir la voix des personnes concernées, ces dernières étant considérées comme des clientes ayant – à raison – le droit à une vie privée. Néanmoins, dans la continuité de la proposition interactionniste du modèle social il m’a semblé important d’étudier la façon dont les personnes handicapées étaient reçues et traitées au sein de ces services sociaux. J’ai ainsi favorisé des observations participantes, auprès des agents en charge des dossiers et des personnes concernées. Cela m’a permis d’échanger avec ces dernières, de participer à des mises en situation ou des ateliers à leurs côtés et d’échanger sur leurs difficultés, leurs doutes, de même qu’observer et réfléchir à leur relation avec des agents qui occupent parfois une place très importante dans leur vie. Si j’ai la possibilité à l’avenir de poursuivre des recherches sur le sujet, je tâcherai de recueillir encore plus directement la parole des personnes concernées, en adaptant certaines méthodes de recherche au public handicapé.
Amérique du Nord