Fonds Alphonse Dupront : enquête sur les pratiques pèlerines dans les paroisses de France
Rencontre avec Pierre Antoine Fabre, porteur du projet de numérisation du Fonds Alphonse Dupront

Pierre-Antoine Fabre, directeur adjoint du Centre d’études en sciences sociales du religieux (Césor - EHESS/CNRS) et porteur du projet de numérisation du Fonds Alphonse Dupront, publié sur l’entrepôt de données de la recherche de l'EHESS Didómena, présente ces archives exceptionnelles désormais accessibles en ligne. Ce fonds révèle l'enquête sur les pèlerinages contemporains en France lancée dans les années 1960 par Alphonse Dupront, spécialiste de l’histoire des dévotions chrétiennes dans la longue durée.
Qu’est-ce que le fonds Alphonse Dupront et quelles sont les archives qui le composent ?
L’enquête sur les pèlerinages contemporains en France a été lancée dans les années 1960 par Alphonse Dupront (1905-1990), fondateur (en 1972) du Centre d’anthropologie religieuse européenne (CARE), installé d’abord à l’École pratique des hautes études (EPHE) puis à l’EHESS après 1975. Dupront était spécialiste de l’histoire des dévotions chrétiennes dans la longue durée, dans le contexte européen et mondial du Concile Vatican II (1962-1965), dont il fut l’un des chroniqueurs, et des profonds bouleversements dont ce Concile a été le signe et le moteur dans l’Église catholique d’après-guerre. L’enquête est portée par une idée centrale : à travers la vie des sanctuaires et des pratiques dévotionnelles dont ils sont les foyers, comment savoir quelque chose d’un catholicisme local et quotidien à l’heure de ces bouleversements ? Comment s’articulent ces différentes temporalités et ces différents espaces ? Au-delà de ce contexte, cette enquête mérite aujourd’hui d’être revisitée, par l’originalité de son projet, l’envergure considérable de sa documentation, la qualité de son équipe, et peut-être surtout comme le témoignage de l’une des plus grandes enquêtes quantitatives jamais conduites sur les pratiques catholiques dans la France contemporaine.
Le fonds est composé de 2 types de documents très différents : d’une part des documents très hétérogènes quant à leur nature (rapports manuscrits ou tapuscrits, cartes, calques, brochures, photos), à leur format A6 à A3- et à leur grammage (70g, 80g, fiche cartonnée, etc.) ; d’autre part des revues paroissiales et diocésaines, brochées, cousues, ou dos-carré collé de format A4 aux livrets et livres de poche.
A vrai dire, cette hétérogénéité est l’un des traits originaux du fonds, dans lequel on reconnaît bien les interrogations d’Alphonse Dupront : une documentation souvent déjà ancienne, souvent aussi très officielle, et une observation sur la réalité des lieux, des faits. Que dit-elle d’une tradition et de son incorporation, ou au contraire de sa désaffection, et en tout cas de ses transformations ?
Le fonds est énorme. On a dû privilégier, face à cette masse, quatre régions correspondant à 11 diocèses. Pourquoi ces régions ont-elles été choisies, avec le conseil de Dominique Julia, ancien directeur du CARE et l’un des meilleurs connaisseurs de l’œuvre de Dupront et de l’histoire des pèlerinages chrétiens ?
Le Bassin parisien et le Perche : ce sont quatre diocèses (Meaux, Sens-Auxerre, Chartres et Blois) pour lesquels nous disposons d'une riche historiographie sur le culte des saints. Elle a de plus été coordonnée par Monique Ailleret-Dupront, très bien informée de l’ensemble de l’enquête. La Bourgogne (diocèse de Dijon) : cette enquête permettait de faire le lien avec celle des Arts et Traditions Populaires sur le Châtillonnais, mais aussi avec les archives de l'enquête du CARE sur Alise Sainte-Reine – une autre enquête d’Alphonse Dupront, dont les résultats ont été publiés après sa mort. Le Sud-Est, soit les diocèses de Grenoble, Avignon, Montpellier et Nîmes : ces quatre diocèses ont en commun d'être traversés par des frontières confessionnelles intérieures avec les protestants, et aussi d'avoir été enquêtés de manière approfondie par des historiens de renom, alors au début de leur trajectoire, comme Robert Sauzet, Marc Venard, Jean-Louis Flandrin et beaucoup d’autres, j’y reviendrai. La Lorraine enfin (diocèses de Metz et Verdun). Ces deux diocèses ont été particulièrement bien travaillés et correspondent là aussi à une situation de frontière qu'il nous paraîssait là aussi important de faire apparaître dans le fonds.
Comment est né le projet de publication des matériaux issus de l’enquête sur les pèlerinages contemporains en France lancée par Dupront ?
Nous avons répondu à un appel de l’université Paris Sciences et Lettres pour le « Soutien aux projets de numérisation – Arts et humanités numériques ». La mise en valeur de ce fonds était évidemment dans l’esprit du CARE, parce que cette enquête et d’autres sont une partie majeure de l’œuvre de Dupront. Mais l’occasion a fait les larrons. La possibilité de numériser une part significative de ce fonds permettait non seulement de s’y intéresser sur de toutes autres bases, mais aussi de construire des liens entre ce fonds et d’autres. J’en dirai un mot plus loin. Le financement de PSL rendait possible de mettre en œuvre un travail considérable : il fallait « conditionner », puis numériser. La coopération du CARE (qui a dans cette période intégré une nouvelle équipe, le Centre d’études en sciences sociales du religieux, le CéSor) avec le Service des archives a concrètement permis la réalisation du projet, avec la coopération de Christelle Nivore puis de Yamina Irid. La naissance du CéSor n’est pas anecdotique ici : c’est sans doute parce qu’une page du CARE fondé par Dupront se tournait que le patrimoine de ce Centre devait être activement « sauvé ». Je dois dire aussi que nous avons été très soutenus par nos échanges avec nos collègues de PSL, Lise Facchin en particulier, puis Anne-Marie Turcan. L’histoire des relations entre l’École et PSL a été ensuite ce qu’elle a été… Mais cette séquence a été fructueuse et, je dirais même plus, chaleureuse. Il faut dire que PSL cherchait aussi sa voie dans le domaine de la mise en valeur numérique des ressources documentaires des différentes institutions qui le composaient, et qu’il y a eu là un moment de partage.
Ce fonds est désormais consultable sur la base de données Didómena, PSL ayant renoncé à le publier – sans que je renonce moi-même à la gratitude que je dois à nos collègues de PSL. Mais je remercie tout particulièrement Joachim Dornbusch, qui a beaucoup aidé : il a assuré avec Yamina Irid l’essentiel du travail jusqu’au résultat qui est devant nous aujourd’hui. Il faut dire que j’étais un porteur de projet paradoxal : certes très impliqué dans le projet, comme directeur du CARE et comme historien du catholicisme, mais nullement aiguisé dans le domaine spécifique des technologies numériques… Sans eux, donc, rien n’aurait été possible.
Qu’est-ce qui vous a amené à recourir à Didómena, l'entrepôt de données de la recherche en sciences sociales de l'EHESS, pour rendre accessible ces archives ?
Comme je vous l’indiquais à l’instant, Didómena héberge donc finalement seule le résultat de la numérisation du fonds. Mais nous avions, dès le début, songé à un dépôt parallèle sur Didómena, en bonne intelligence avec PSL : en effet, nous étions très soucieux de la pérennité de cette entreprise et nous savions que Didómena avait pour ambition – à l’adresse de toute la communauté scientifique – de résoudre ce qui est évidemment une question majeure : la conservation des archives numériques ou numérisées. Et ceci était d’autant plus vrai pour nous que nous attendons beaucoup dans la durée de cette enquête elle-même fondée sur une histoire de la « longue durée ».
Quelle(s) utilisation(s) en attendez-vous ?
Je vous répondrai sur deux plans.
D’une part, nous imaginons – et en premier lieu par un livre auquel travaille actuellement Dominique Julia avec la coopération de Philippe Boutry, qui dirigea le CARE avec lui de 1995 à 2005 - un retour sur cette vaste source sous l’angle de l’épistémologie de l’enquête : comment la conduite de l’enquête rend-elle compte des perspectives qui étaient celles de Dupront et que j’ai rappelées au début de cet entretien ? Julia a d’ailleurs publié dans les Archives de sciences sociales des religions (n° 172, 2015/ 4, p. 107-128) un article très éclairant que je recommande comme l’annonce et la promesse de ce livre. Il faut également dire – je l’ai rapidement évoqué plus haut – qu’Alphonse Dupront avait un large réseau de collaborateurs (il était Président de Paris IV et c’était un historien d’un grand prestige et d’une grande énergie mobilisatrice, c’est évident) et que cette enquête est donc aussi la vision en coupe d’une génération. Mais cette approche sera complétée par d’autres usages : il y aura ceux qui s’intéresseront à un sanctuaire particulier, à un pèlerinage spécifique, à un culte reliquaire… Et il y aura ceux qui, inversement, en historiens de la France contemporaine, inscriront cette enquête dans des cadres très généraux. Il y aura donc l’enquête, ses objets et ses contextes. Voilà déjà beaucoup.
Mais ce n’est pas tout. Car dès le début nous avons conçu cette numérisation dans la construction d’un dialogue possible avec d’autres fonds, eux-mêmes en cours, en projet ou en espoir de numérisation. Je ne peux ici que les mentionner trop brièvement, mais je tiens à le faire car les contacts ont été nombreux pendant la période de la gestation de cette entreprise, et nous espérons bien les renouer en aval. Il y a (à l’Ecole) le Fonds cartographique Cassini, qui est d’ores et déjà mobilisable… et qui l’a déjà été dans le cadre des recherches du CARE sur la diffusion des corps saints des catacombes dans l’espace français, XVIIe-XVIIIe siècles. Il y a le Fonds Paul Alphandéry (EPHE / Archives), essentiel puisque Dupront a été très proche d’Alphandéry dans ses recherches sur l’histoire du pèlerinage et que plusieurs de nos collègues de l’EPHE s’intéressent à ce Fonds. Il y a le Fonds Robert Hertz (Laboratoire d’anthropologie sociale, Bibliothèque Claude-Lévi-Strauss, Collège de France), inséparable de toute recherche sur l’anthropologie historique des sanctuaires (je rappelle d’ailleurs que Stéphane Baciocchi, sans doute le meilleur spécialiste d’Hertz aujourd’hui, a été avec nous à l’origine du « projet Dupront »). Il y a, si vous m’en permettez encore, le Fonds Delarue-Ténèze (Laboratoire d’anthropologie sociale, Bibliothèque Claude-Lévi-Strauss, Collège de France) : ce fond est constitué des quatre premiers volumes du catalogue des Contes populaires français de Paul Delarue et Marie-Louise Ténèze, formidable ressource pour une autre approche de la topographie des lieux sacrés. Mais il y a encore la considérable base de données « Sanctuaires et Pèlerinages français » animée par Catherine Vincent à Paris Nanterre…
Comme vous le voyez, cet ensemble de corpus fait apercevoir une perspective d’ensemble, patrimoniale et scientifique, sur le domaine des sanctuaires et pèlerinages français, de la littérature dans laquelle ils figurent et des travaux qui leur sont liés. Leur articulation permettra pour la première fois une articulation entre divers protocoles d’enquêtes; entre des approches quantitatives et qualitatives ; entre des sources textuelles et cartographiques ; entre des opérations historiographiques et des enquêtes sociologiques (dans l’œuvre d’Alphonse Dupront lui-même en particulier). À mon sens, c’est le grand horizon de la numérisation du Fonds Dupront, et j’espère que nous pourrons avoir été éclaireurs… Une chose est sûre : il faut, pour cela, que les données numérisées soient fiables longtemps. D’où, évidemment, l’atout décisif de Didómena.