Têtes de Turc 3.0

Les recherches de Marc Aymes

Chercheur au CNRS, directeur d'études à l'EHESS sur le projet « Empire ottoman, XVIIIe-XXIe siècle : philologie et sciences sociales », directeur du Centre d’études turques, ottomanes, balkaniques et centrasiatiques (Cétobac), Marc Aymes décrit ici un exemple de ses recherches. 

 

Tandis que j’écris ceci, tandis que vous le lisez, des milliers de personnes prêtent leur concours, infime mais décisif, au fonctionnement d’une plateforme de microworking crowdsourcing. Ce dispositif de « myriadisation du travail parcellisé » (pour emprunter la traduction proposée par Gilles Adda, Karën Fort et al.) a été mis en service par la société Amazon en 2005. Il permet de confier à des travailleurs humains des tâches restées à ce jour inaccessibles aux intelligences informatiques : traduire, transcrire, analyser, questionner, enquêter — écrire, même. Cette « main-d’œuvre globale à la demande, disponible 24h/24 et 7j/7 » (global, on-demand, 24x7 workforce) perçoit pour ce faire une rémunération plus que modique. Voilà qui permet, comme le revendique Amazon non sans quelque ironie, l’avènement d’une « intelligence artificielle artificielle » (artificial artificial intelligence) à bon prix.

Ce système porte un nom qui intrigue : « Turc mécanique » (mechanical Turk). D’où sort ce Turc, et que vient-il donc faire ici ? S’agit-il de quelque cavalier des steppes d’Asie centrale, d’un conducteur de bus sillonant l’Anatolie, d’un ferrailleur d’Istanbul ? Non, les ingénieurs d’Amazon avaient un autre « Turc » en tête. Ils se sont rappelé l’automate joueur d’échecs conçu, en 1781, par l’ingénieux Johann Wolfgang von Kempelen, objet de curiosité que ses propriétaires successifs promenèrent de par l’Europe et le monde au tournant du xixe siècle. Soigneusement enturbanné, vêtu d’un caftan fourré, tenant dans sa main droite la chibouque de rigueur, ce mannequin semblait mouvoir tout seul les pièces d’échecs devant lui. Un marionnetiste invisible actionnait en réalité le tout depuis le coffre situé sous l’échiquier.

De l’attraction conçue par von Kempelen, la langue allemande a dérivé le verbe argotique türken, qui signifie « falsifier » ou « truquer » (ce dernier terme ayant pour sa part, malgré la proximité phonétique, une tout autre étymologie). Qui veut tromper son monde s’emploiera à « construire un Turc » (einen Türken stellen ou einen Türken bauen) comme d’autres montent un « bateau ». Turc ici ne dénote plus un ordre de réalité que l’on décrirait par des traits distinctifs singuliers, mais connote une figure de pensée : le Turc c’est la facticité, l’archétype de l’action mécanique, ses faits et gestes renvoyant toujours, en dernier ressort, à l’ingéniosité d’une ingénierie venue d’ailleurs, qui lui reste étrangère — sans maîtrise possible. L’automate a acquis valeur idiomatique. Et c’est ainsi qu’on le retrouve aussi bien sur les plateformes numériques de l’économie-monde que dans les travaux d’un historien de l’empire ottoman.

Car tout l’indique : le Turc-automate de von Kempelen était la reproduction d’un serviteur du sultan ottoman. L’homme qui lui servit de modèle, à supposer qu’il y en eut un, vécut des temps de transformations multiples et profondes — des temps de « modernisation » et « d'occidentalisation », disent les historiens d’aujourd’hui. Peut-être s’inquiéta-t-il de la « Cause de l’immobilité orientale », comme le fit quelques décennies plus tard le Français Charles Mismer, auteur oublié de Principes sociologiques (1882), dans un mémoire adressé au grand vizir ottoman ‘Alī Pacha, en collaboration avec les essayistes réformateurs iraniens Mirza Ya‘qūb Khān et Mirza Malkum Khān. Faire de l’automate joueur d’échecs un Turc, précisément, ne pouvait manquer de signifier ceci : immobile, le monde des « Turcs » (entendez : des musulmans) ne pourrait être mis en marche vers « la modernité » que sous l’égide d’un mécanisme ouest-européen.

D’autres allégories que celle-là ont eu cours. La plus fameuse, imputée au tsar de Russie Nicolas ıer, faisait de l’empire ottoman « l’homme malade de l’Europe ». Toutes condensent une pensée de l’histoire, en même temps que de la distance spatiale et culturelle, demeurée vive jusqu’à nos jours : celle d’un monde dont une partie seulement maîtrise le mouvement, le reste devant se contenter, en automate, d’en reproduire mécaniquement le geste. Ainsi il n’est guère de réformes institutionnelles ou de ruptures politiques, dans l’empire ottoman ou dans les États dits « successeurs » de la dynastie ottomane dans la région, qui n’aient été décrites comme un effort d’importation de techniques de gouvernement élaborées ailleurs. Le constitutionnalisme à la tunisienne ou à l’ottomane ne pouvait résulter que de l’importation d’une pensée contractualiste tardivement héritée des Lumières européennes. L’émergence d’une pensée et d’une pratique de l’État-nation, de l’action publique, du droit ou de l’économie politique, au même titre que l’adoption de nouvelles pratiques d’écriture, de vêtement ou d’alimentation, découlaient du volontarisme d’élites « occidentalisées » ou de contacts contingents avec certaines populations européennes. Qu’il s’agisse de recensement ou de codification juridique, de statuts fonciers ou d’investissements industriels, d’alphabet, de couvre-chef ou de boisson, il n’était pas de modernité pensable qui ne procède de la Réforme, de la Renaissance et des Lumières. C’est donc fort logiquement que, pour nommer les « printemps arabes » de 2011, s’imposa la référence au « printemps des peuples » qu’avait connu l’Europe en 1848, dont ils ne pouvaient être qu’une lointaine réplique. Inversement, la superficialité de cette modernité mimétique serait la cause de tout ce que le xxe siècle, dans l’empire ottoman puis ses États « successeurs » au Moyen Orient et en Europe, compterait de fourvoiements : ainsi du génocide des Arméniens d’Anatolie en 1915-1916, ou des politiques de purification ethnique et d’ingénierie démographique mises en œuvre lors l’échange de populations de 1923 entre la Turquie et la Grèce ; ainsi de l’autoritarisme, des coups d’État militaires, de l’islamisme politique, signes de ce que la modernité de ce monde-là n’était que de convention. Longtemps après van Kempelen, le Turc est resté mécanique.

 

 

L’automate joueur d’échecs dont Amazon a choisi de perpétuer la mémoire personnifie en somme une conception différentielle des espaces et des temps qui s’est, dans le champ scientifique, nichée au cœur des études aréales. Les « aires » sont ces régions du monde qui, parce que non « occidentales », sont supposées assujetties aux termes d’une dépendance aussi bien géographique — on les place en périphérie(s) — qu’historique — on les dit en retard. Cette chronotopique de la pensée par aires a, depuis le milieu du xxe siècle, informé les structures du savoir scientifique, autant que les instruments de rationalisation géo-stratégique. En même temps que ses catégories, elle a imposé ses automatismes aux gestes de collecte et d’enquête. Ainsi, même marquée au coin d’un programme de provincialisation, la réflexion des sciences sociales sur le monde reste aisément tributaire de lieux de savoir qui situent leur tradition première en « Occident » ; c’est dans un second temps seulement, donc déjà avec retard, qu’est posée la question de l’exportation possible de ces conceptualités vers des sociétés du « dehors », porteuses d’historicités autres.

Tant que le Turc restera mécanique, nous aussi serons automates.

 

Marc Aymes, le 7 décembre 2020

 

Légende des illustrations

Über den Schachspieler des Herrn von Kempelen und dessen Nachbildung : mit sieben Kupfertafeln / [Joseph Friedrich Freiherr zu Racknitz]. Leipzig / Dresden : Breitkopf, 1789, pl. 3 et 5. © Universitätsbibliothek der Humboldt-Universität zu Berlin, Historische Sammlungen: 3639 v:F8

 

Pour en savoir plus

Adda Gilles, Fort Karën, Mariani Joseph, Lang Bernard, Sagot Benoît, « Un turc mécanique pour les ressources linguistiques : critique de la myriadisation du travail parcellisé »TALN 2011 - Traitement Automatique des Langues Naturelles, Montpellier, 2011

Amazon Mechanical Turk, le site officiel

Aymes Marc, « L’Empire ottoman et les monarchies arabes et musulmanes », dans Pierre Singaravélou et Sylvain Venayre (dir.), Histoire du monde au XIXe siècle, Paris, Fayard, 2017, p. 635-46.

Fort Karën, « Ce qu’Amazon Mechanical Turk fait à la recherche : l’exemple du traitement automatique des langues », présentation au séminaire d’Antonio Casilli « Étudier les cultures du numérique » à l’EHESS, 7 mars 2016

Kreiss Melanie, Türken, Karambolage, Arte, 25 octobre 2000

 

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