Les vivants et « leurs » morts. Enjeux contemporains et urbains : quelques réflexions à l’occasion du « Printemps des cimetières » à Paris

La Ville de Paris a lancé cette année sa première édition du « Printemps des cimetières ». Cette manifestation, qui a eu lieu samedi 26 mai, s’inscrivait dans une volonté de faire connaître et de valoriser les cimetières parisiens, leur « richesse culturelle » et « patrimoniale », leur « valeur paysagère » et leur « biodiversité ». Une occasion pour les Parisiens de mieux connaître ces espaces, ainsi que les morts qui y reposent ; une mise en relation « physique » des vivants et de leurs disparus dans des lieux devenant, l’espace d’une journée, le territoire ponctuel d’une relation originale ; une occasion de penser plus largement, à Paris, comme ailleurs, certains des aspects de la transition funéraire contemporaine…
Manifestations musicales, expositions, visites guidées de tombes célèbres ou méconnues, informations et formations en botanique, balades paysagères, découvertes écologiques, pratique du jardinage, bibliothèques éphémères, performances et happenings artistiques, randonnées de cimetières en cimetières, initiations à l’art funéraire... ce sont en tout plus d’une centaine de réalisations ludiques ou pédagogiques que l’ensemble des vingt cimetières parisiens a proposé gratuitement au public. L’initiative a été plutôt bien accueillie. Elle n’a pas manqué cependant de susciter certaines discussions, sinon controverses, en amont de sa réalisation, aussi bien auprès des élus du Conseil de Paris que chez certains citadins. Faire la fête dans les cimetières, lieux des familles en deuil, associés à l’idée de calme et de recueillement, cela choque… ou enthousiasme ! Cette polarisation révèle l’ambivalence contemporaine des représentations liées aux rapports entre les vivants et les morts. Cette problématique questionne d’ailleurs bien au-delà de la seule ville de Paris. À Téhéran par exemple, de vifs débats ont récemment questionné la place qui devait être allouée aux cimetières des martyrs : doivent-ils se situer dans un espace hypermoderne de patrimoine national, lié à la festivité et aux célébrations, ou dans un lieu sacro-saint de recueillement des familles et des fidèles ?
Quel « doit » donc être la nature et la forme des cimetières dans la cité ? Quels en sont les possibles et les limites ? À qui revient le droit de décider du sort des morts ?… Autrement dit, à qui appartiennent les morts de la ville et les territoires qui leur sont consacrés : à l’État moderne, aux endeuillés, voire à leurs « adeptes » ?
La question se pose de manière révélatrice lorsque les morts sont illustres : héros, martyrs, écrivains, artistes, etc.. « – Ces lieux sont l’extension du “chez soi” des familles, et non pas un musée à visiter ! » exprime un jeune homme à Téhéran au sujet de la patrimonialisation des cimetières des martyrs, révélant l’opposition locale très tranchée des familles. À Paris en revanche, notamment au cimetière du Père-Lachaise, ce sont les visites organisées autour des tombes de grands hommes ce samedi qui ont été les plus plébiscitées par les visiteurs. « – C’est une occasion de découvrir qui ils sont, et ce qu’ils nous ont transmis », explique ainsi une participante. L’héritage de ces « pères » – le patrimoine qu’ils ont légué, leur don transgénérationnel –, apparaît ici, à la lumière de cet événement, comme un bien commun ouvert à tous les vivants l’espace d’une journée : les « morts » comme réserve imaginaire et culturelle partagée, portée, au-delà des liens de sang, d’amitié, ou de contemporanéité, dans tous les habitants de la ville. La perspective interroge, dans une formule tentante, la mort et ses « en dedans », comme en creux de la « Mort et ses au-delà » si bien posée par Maurice Godelier… À la question « Quel est l’espace des morts ? », ces réactions distinctes semblent répondre à l’unisson pourtant : les vivants et leur mémoire. À la question des pratiques mémorielles, ces initiatives municipales, leurs publics et les mouvements qu’elles suscitent montrent qu’elles se renouvellent et évoluent, que les morts reviennent chez leurs vivants, et que la forme de leur lien se reconstruit, se refaçonne actuellement, de manière créative et surprenante.
S’il vient nourrir la « mémoire », l’événement parisien révèle aussi de quelle manière la place des morts ne se résume en rien à un passé statique, clos. Les morts paraissent participer du futur et s’adapter aux mouvements idéologiques qui les environnent. Ils se réinscrivent dans leur temps et s’invitent dans l’avenir : la mise en avant de la biodiversité dans les cimetières, de la démarche écologique pratiquée dans ces espaces, les positionne dans leur temps, voire même à l’« avant-garde ». L’engouement pour ce nouvel axe « funéraire » se traduit d’ailleurs également aujourd’hui par l’adhésion – à l’international et jusque sur les réseaux sociaux – que peut susciter auprès du grand public l’idée de « funérailles vertes » (cimetières paysagers, cercueils en carton, urnes biodégradables, ou encore « œufs funéraires » fertiles en bioplastique de type Capsula Mundi). Ce lien écologie-sépulture questionne d’ailleurs actuellement le possible développement en France de nouvelles méthodes de traitement et de réduction des corps : inhumation, crémation aujourd’hui… mais pourquoi pas demain aquamation (réduction du corps par hydrolyse alcaline en milieu aqueux), ou promession® (transformation du corps en poudre fertile par dissolution dans l’azote liquide) ? Fertilisation des vivants et fertilisation de la terre… c’est tout un imaginaire poétique que fécondent aujourd’hui nos défunts au sein de nos villes de plus en plus étendues, peuplées, hétérogènes et cosmopolites.
La présence constitutive, « active » des morts de/dans la ville prend donc des chemins de traverse. Et si la journée de « printemps » parisien en renouvelle ponctuellement l’une des formes au cœur des cimetières, la « place » des morts dans la cité ne cesse pourtant aujourd’hui de faire débat. Vivants et morts ne semblent pas toujours faire aussi bon ménage qu’en cette fin de mai parisienne et la gestion politique et logistique des espaces funéraires reste sensible dans la ville. Malgré la saturation des cimetières parisiens et l’intense activité technique du crématorium du Père-Lachaise (l’unique crématorium de la ville aujourd’hui), les discussions soutenues au Conseil de Paris à l’heure de décider la création d’un nouveau complexe funéraire à l’horizon 2022 témoignent de ces difficultés. Les complexités pour convenir d’un « lieu » dans Paris pour accueillir ce projet, notamment, ont été significatives. La question de l’espace à allouer aux morts n’est pas unanime… qu’elle se pose dans un environnement laïc, comme à Paris, ou dans des contextes plus généralement associés à l’idée de « religieux » et animés par la « foi ».
Alors qu’on les croyait devenus « tabous », c’est donc toute une place « vivante » – accueillante ou au contraire débattue –, que semblent réinvestir aujourd’hui les morts. Ils s’invitent sur la place publique et réclament droit de cité ! L’organisation de ce « Printemps des cimetières » à Paris vient participer de ce renouveau contrasté. Elle cristallise de nombreux enjeux contemporains et urbains, liés aux relations – imaginaires et pratiques – entre les vivants et « leurs » morts. Tous s’inscrivent, à Paris comme ailleurs, au cœur de la signifiante transition funéraire actuelle. Autant d’indices d’une transformation « à chaud », d’une relation « en construction », que nous envisageons d’observer, commenter et nourrir, dans une perspective comparative, au sein du CéSor dans les années à venir. La préparation en cours d’un numéro thématique de la Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, intitulé « Cimetières et tombes à la croisée du religieux, du politique et de l’urbain » qui rassemblera des contributions issues de différentes disciplines sur une douzaine de villes contemporaines, engage un premier pas dans ce sens. Cette problématique, qui intéresse de nombreux collègues internes et externes au CéSor, sera également abordée dans le cadre du nouveau séminaire de recherche de notre centre, « La foi en acte », à partir de l’année prochaine.
Hélène Zwingelstein
Sepideh Parsapajouh