2020 : « La vie des Noirs compte ». 1849 : « Combien vaut la vie des Noirs ? »

Depuis la mort tragique de George Floyd à Minneapolis en mai 2020, une vague d’indignation s’est levée partout à travers le monde pour dénoncer les violences policières perpétrées notamment et principalement à l’encontre des Noirs dans le contexte états-unien. Malgré un contexte différent en France, le mouvement « Black Lives Matter » y a trouvé un écho important. Des associations, de plus en plus nombreuses, dénoncent elles aussi un racisme au sein d’une frange de la police qui conduirait à des exactions. Le slogan « La vie des Noirs compte » est ainsi apparu dans des publications, des tribunes, des manifestations, atteignant même les plus hautes sphères politiques lorsque le Parlement européen a repris cette assertion à son compte. Ce slogan, qui apparaît une évidence du point de vue de l’universalisme républicain, idéal duquel se réclame la France, invite à une réflexion sur la valeur accordée à la vie des Noirs dans l’histoire de France.
Le contexte abolitionniste français permet de nourrir cette réflexion. Dans son décret d’abolition du 27 avril 1848 qui met un terme à l’esclavage pour la seconde fois, la France consacre un article à l’indemnité à accorder aux anciens propriétaires d’esclaves alors considérés comme dépossédés d’un bien. Il stipule que l’Assemblée nationale devra régler la quotité accordée. C’est dans ce contexte que s’ouvre en 1849 la commission instituée pour en préparer le règlement. Entre juin et août 1849, les membres nommés se réunissent pour aborder les questions de principes et ses aspects pratiques, laissés à la marge au moment de l’abolition, afin de soumettre un projet élaboré à l’Assemblée nationale. Au cours des discussions, qui ont mené à l’attribution de 126 millions de francs par la loi des 19 janvier, 23 et 30 avril 1849, déterminer la valeur des femmes, hommes et enfants désormais libres est un enjeu central et complexe où des questions morales se mêlent à des considérations économiques et politiques. La question se pose alors en ces termes : comment penser et calculer l’indemnité à accorder aux anciens propriétaires pour la perte de ce que la loi avait jusqu’ici considéré comme un bien, une propriété, mais que l’abolition vient de délégitimer ?
L’abolition proclamée, d’aucuns s’interrogent en effet sur le principe d’accorder une indemnité à des colons dont l’ancienne propriété est devenue immorale. Les législateurs s’accordent alors sur une idée de principe : « Ce n’est pas l’homme qu’il s’agit de payer, car l’homme n’est pas une chose fongible, c’est son travail […] on ne rachète pas l’homme, on soutient le travail. » En payant la force de travail et non plus la personne, les membres de la commission contournent par cette argutie la problématique éthique inhérente au principe d’indemnisation. C’est ainsi que sont exclus du calcul les enfants de moins de cinq ans, les adultes de plus de soixante ans et les infirmes, alors considérés comme improductifs et qualifiés de « non-valeurs » sous la plume de Victor Schoelcher. La polysémie du terme, qui dans ce contexte renvoie à l’absence de rendements financiers, invite inévitablement à s’interroger sur la « non-valeur » accordée aux personnes elles-mêmes.
L’ambivalence liée à la polysémie des termes se retrouve aussi autour de la notion de rachat. L’abolition que la Seconde République décrète se pose comme une forme de rachat moral. Le 31 mars 1848, Louis Thomas Husson, gouverneur de la Martinique, déclare en annonçant aux esclaves leur liberté prochaine : « C’était [Louis-Philippe] qui enrayait votre libération, parce qu’il voulait que chacun de vous se rachetât, et la République au contraire va vous racheter tous à la fois. » Or, la République se défend dans le même temps de racheter, financièrement, ce qui ne peut être possédé. Le calcul de l’indemnité prend pourtant bien en partie pour base les prix de vente des personnes elles-mêmes au cours des précédentes décennies. Au final, le propriétaire d’une personne âgée entre cinq et soixante ans reçoit pour la perte de celle-ci 425,25 francs pour la Martinique, 469,35 francs pour la Guadeloupe, 711,48 francs pour la Réunion, 624,54 francs pour la Guyane, 225,96 francs pour le Sénégal et 69,93 francs pour Sainte-Marie de Madagascar et Nosy Be. C’est à ces prix que comptaient les vies des « Noirs » de l’empire colonial français en 1849.
Pour en savoir plus :
- Balguy Jessica, Indemniser l’esclavage en 1848 ? Débats dans l’Empire français du XIXe siècle, Karthala, Paris, 2020
- Georgel Chantal, L’abolition de l’esclavage : un combat pour les droits de l’homme, Éditions Complexe, Paris, 1998
Les Éditions de l'EHESS vous recommandent :
- Paul Schor, Compter et classer. Histoire des recensements américains, collection "En temps et lieux", 2009
À retrouver dans le Carnet de l'EHESS : perspectives sur l'après-George Floyd :
- Philippe Cordez, « Corps noirs, bois d’ébène, ebony : rémanences de l’esclavage », 26 octobre 2020
- Johann Michel, « Quelle place pour la mémoire de l’esclavage ? », 28 octobre 2020
- Jean-Frédéric Schaub, « George Floyd, une émotion mondiale », 30 juin 2020
- Clément Thibaud, « Post-esclavagisme en Amérique latine », 15 septembre 2020
- et la bibliographie générale du Carnet de l'EHESS : perspectives sur l'après-George Floyd
On en parle dans les médias :
- « Les esclaves étaient le principal “actif” des planteurs du sud des États-Unis », Nicolas Barreyre, Le Monde, 27/06/2020
- « Faut-il débaptiser les rues Jules-Ferry ? », Christophe Prochasson, L'Express, 22/06/2020
- « L’écho transatlantique des violences policières », Didier Fassin, L'Obs, 07/06/2020
- « Didier Fassin : la vie à tout prix », Didier Fassin, France Culture, 03/06/2020
Retrouvez l'intégralité des chercheurs et chercheuses de l'EHESS dans la revue de presse Regards de l'EHESS : l'Amérique fracturée ?.
Jessica Balguy est doctorante à l’EHESS au sein du Centre international de recherches sur les esclavages & les post-esclavages (Ciresc) et membre de l’ANR REPAIRS « Réparations, compensations et indemnités au titre de l’esclvage (Europe-Amériques-Afrique) (XIXe-XXIe siècle) ». Ses travaux portent principalement sur les libres de couleur de la Martinique, bénéficiaires de l’indemnité coloniale en 1849.