Corps noirs, bois d’ébène, ebony : rémanences de l’esclavage

Si l’on entre le mot-clé « ebony » dans un moteur de recherche, on ne voit guère de bois d’ébène, mais beaucoup de jeunes femmes à la peau noire. L’enquête conduit rapidement au mensuel Ebony, fondé aux États-Unis en 1945 et dont le slogan publicitaire proclamait « It’s more than a magazine, it’s a movement » : destiné à la communauté afro-américaine, il en présentait les figures influentes, parlait de mode, de beauté et de politique – jusqu’à sa dernière livraison imprimée au printemps 2019 ; son avenir paraît actuellement incertain. Qui cherche plus loin verra qu’« ebony » est également une catégorie pornographique. Quelle est l’histoire, quels sont les enjeux de cette association si présente entre le bois d’ébène et les corps humains conçus comme noirs ?
Les Égyptiens et les Grecs de l’Antiquité connaissaient déjà le bois noir qui apparaît lorsque l’arbre tropical nommé « ébénier » est abattu et que les cernes extérieurs, plus jeunes, sont enlevés. Leurs mots donnèrent en latin ebenus. L’ébène fut employée dans l’Europe médiévale pour de petits objets tels que des manches de couteaux ou des coffrets, et pour des meubles à partir du XVIe siècle. Les Portugais et surtout les Hollandais en intensifièrent le commerce durant les premières décennies du XVIIe siècle, en particulier celui de la sorte diospyros perrieri originaire de Madagascar et de l’île Maurice. Le mot français « ébéniste », pour menuisier d’art, c’est-à-dire fabricant de beaux meubles, est précisément apparu au XVIIe siècle.
C’est sans doute alors que l’on imagina d’utiliser le bois d’ébène pour représenter des hommes et des femmes à la peau noire : les sculptures de certains meubles en témoignent. L’idée apparaît également, dans un contexte évoquant le commerce des esclaves, sous la plume de l’homme d’église et historien anglais Thomas Fuller. Son livre The Holy State and the Profane State, paru en 1642, édictait des règles de comportement. On y lit qu’un « bon capitaine » capturant un navire ne devrait pas jeter les « nègres ou sauvages » par-dessus bord, même « les plus noirs » étant créés à l’image de Dieu, c’est-à-dire humains, taillés dans l’ébène comme ils auraient pu l’être dans l’ivoire. La formule fut reprise, avec une référence à Fuller, dans le titre d’un livre abolitionniste publié à Londres en 1854 sous la direction d’Henry Gardiner Adams, God’s Image in Ebony. Being a Series of Biographical Sketches, Facts, Anecdotes, etc., Demonstrative of the Mental Powers and Intellectual Capacities of the Negro Race, et dans celui d’un ouvrage missionnaire de Thomas Herbert Darlow, God’s Image in Ebony, paru également à Londres en 1912.
Le titre du magazine Ebony s’inscrit probablement dans cette tradition. Il diffusa le terme plus largement encore, dans un sens avant tout esthétique – alors que la discussion politique sur la désignation des descendants d’esclaves africains aux États-Unis était dominée par les mots « Colored », « Negro », « Black » et « Afro-American ». Dans cette lignée, le magazine francophone Miss Ébène, destiné aux Afro-Européennes, paraît depuis 2001. Le succès du terme « ebony » pour désigner une spécialité pornographique relève de la même logique : là aussi, il a pour fonction de proclamer – et de commercialiser – la beauté des corps noirs. Lorsque les scènes filmées sont en outre interracial, voire sadomasochistes, il est probable qu’elles doivent une part de leur audience à ce que ces thèmes concernent la mémoire de l’esclavage – où en particulier les femmes noires ayant statut de biens possédés étaient à disposition des hommes blancs y compris sexuellement, les enfants auxquels elles donnaient naissance enrichissant encore leurs propriétaires, les pères.
L’histoire du terme « bois d’ébène » apporte un éclairage complémentaire. Il apparaît au sens d’« esclave » au cours des années 1820, dans le vocabulaire des derniers Français marchands d’esclaves, alors que la traite négrière, interdite en France depuis 1815, était encore tolérée malgré la pression des Anglais (l’esclavage lui-même serait aboli en 1833 dans les colonies anglaises et en 1848 dans les colonies françaises). Un témoin en est Prosper Mérimée. Sa nouvelle Tamango, parue en 1829, met en scène un guerrier sénégalais vendeur d’esclaves réduit lui-même en esclavage – après avoir fait l’erreur de livrer sa propre femme, Ayche – et conduisant une révolte sur le bateau qui le mène en Amérique. Vraisemblablement informé par des publications abolitionnistes, Mérimée utilise l’expression « trafiquants de bois d’ébène » et la définit dans une note comme un « nom que se donnent eux-mêmes les gens qui font la traite ». Ceux-ci, obligés de se faire discrets sur la nature de leur marchandise, la désignaient dans leurs lettres ou leurs contrats d’assurance comme un bois exotique. Il en circulait d’autres à travers l’Atlantique, notamment l’acajou : à Nantes ou Bordeaux, on en fit du XVIIe au début du XIXe siècle des meubles précieux que les antiquaires appellent « meubles de port ».
Au-delà de Tamango, l’expression « bois d’ébène » fut reprise dans la littérature sur le commerce des esclaves. On la projeta plus loin dans le passé : ainsi dans l’ouvrage de vulgarisation scientifique de Pierre Pluchon, La route des esclaves. Négriers et bois d’ébène au XVIIIe siècle, de 1980, ou dans la bande dessinée de François Bourgeon, Le Bois d’Ébène, en 1984. Variant sur le thème, le reporter Albert Londres publia en 1929 un récit de voyage intitulé Terre d’ébène (la traite des Noirs) où il dénonçait la politique coloniale française au Congo : le titre affirmait que l’esclavage, malgré son interdiction, n’y avait pas vraiment cessé. L’auteur s’indignait en particulier du travail forcé, meurtrier, sur le chantier du chemin de fer reliant le fleuve Congo à l’océan Atlantique. Jacques Roumain, écrivain et homme politique haïtien, y fait aussi allusion dans un recueil de poésies intitulé Bois-d’ébène, paru en 1945, comparant les cadavres des ouvriers incapables de dire leurs souffrances à des traverses d’ébène sur la voie du chemin de fer : « Mais je sais aussi un silence / un silence de vingt-cinq mille cadavres nègres / de vingt-cinq mille traverses de Bois-d’Ébène / Sur les rails du Congo-Océan. »
En tant que désignations pour des corps noirs, les termes « bois d’ébène » et « ebony » ont des histoires et des connotations différentes. Mais celles-ci sont liées par l’histoire transatlantique de l’esclavage et de sa mémoire. Leur rapprochement montre l’ambiguïté qu’il y a à désigner des humains du nom d’un matériau qui fut aussi une marchandise – et dont par ailleurs le commerce est désormais largement restreint, pour protéger les arbres que l’on appelle « ébéniers ».
Pour en savoir plus :
- Philippe Cordez, « Peau noire, bois d’ébène. Les meubles-esclaves d’Andrea Brustolon pour Pietro Venier (Venise, 1706) », dans Andrea von Hülsen-Esch et Vittoria Borsò (dir.), Materielle Mediationen im französisch-deutschen Dialog, Berlin, De Gruyter, 2019 [2013], p. 65–90
- Dena Goodman et Kathryn Norberg (dir.), Furnishing the Eighteenth Century: What Furniture Can Tell Us about the French and American Past,New York et Londres, Routledge, 2007
- Christopher L. Miller, Le triangle atlantique français. Littérature et culture de la traite négrière, Bécherel, Les Perséides, 2011 [2008]
- Simone Puff, What’s in a Shade? The Significance of Skin Color in Ebony Magazine, thèse de doctorat, Alpen-Adria Universität Klagenfurt, 2012
- Virginie Sassoon, Femmes noires sur papier glacé, Paris, Ina Éditions, 2015
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- Nicolas Martin-Breteau, Corps politiques. Le sport dans les luttes des Noirs américains pour la justice depuis la fin du XIXe siècle, collection "En temps et lieux", 2020
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- Nicolas Barreyre, « Que racontent les statues ? », 30 juin 2020
- Clément Thibaud, « Post-esclavagisme en Amérique latine », 15 septembre 2020
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On en parle dans les médias :
- « Les statues meurent-elles aussi ? », Anne Lafont, France Culture, 23/06/2020
- « #BlackLivesMatter, l'assourdissant silence des musées français », Anne Lafont, Slate, 15/06/2020
Retrouvez l'intégralité des chercheurs et chercheuses de l'EHESS dans la revue de presse Regards de l'EHESS : l'Amérique fracturée ?.
Philippe Cordez, directeur adjoint du Centre allemand d’histoire de l’art – DFK Paris, est médiéviste et conduit des recherches sur l’histoire des objets.