Fuir la double mort

Ne pas courir, ne pas tourner le dos, ne pas répondre… ou seulement aux questions que l’on vous pose en espérant, peut-être, y échapper… .

 

Ces pensées ont traversé l’esprit de George Floyd pendant près de huit minutes avant qu’un policier, Dereck Chauvin, ne le jette à terre et un genou sur son cou. Floyd le supplie de ne pas l’abattre. « You’re not gonna kill me, man? » dit-il au policier qui le tient déjà en joue alors qu’il vient à peine d’ouvrir la portière de sa voiture. La panique lui déforme déjà le visage. Elle le rend prolixe : il gémit, s’apitoie, tente d’amadouer ce policier qui n’entend visiblement rien. « I’m scared, man! » répète-il en boucle. Les images de la caméra à l’épaule de l’agent Chauvin ont fait le tour du monde quelques semaines après celles des 8 mn 46 secondes de suffocation de Floyd. Double agonie et double mort. Celle d’un corps menotté, ballotté d’un bord à l’autre de la route puis plaqué au sol comme un animal sauvage qu’on tente de maîtriser. Ce corps devient alors une matière inerte. Rappel brutal, s’il était nécessaire, que les corps noirs – particulièrement masculins – restent, pour certains Américains et pour certains dans les forces de police, des symboles de disruption de l’espace public qu’il faut contenir. D’Eric Gardner à Ahmaud Arbery, un homme noir est un perturbateur de l’ordre social. C’est une double mort car l’histoire de George Floyd est aussi celle d’une mort sociale imposée aux populations noires depuis les temps esclavagistes. Le concept inventé par le sociologue Orlando Patterson en 1982 continue de faire sens pour décrire un vécu noir aux États-Unis qui passe toujours par la négation, la relégation et régulièrement la persécution. C’est une dépersonnalisation, une mise à l’écart permanente et finalement une manière d’interdire la vie à ces « presque humains », voire « non-êtres », obligés de fuir non pas la police mais la mort.

Cette double mort est contingente de la condition noire aux États-Unis. Pourtant, nous sommes bien dans un moment particulier, non seulement car la mort de Floyd a pris une résonance mondiale mais parce que le combat antiraciste doit se renouveler face à la résurgence des suprémacismes blancs soutenus par les plus hautes instances. Il doit à la fois s’inscrire dans une généalogie de luttes contre l’oppression raciale et produire de nouveaux répertoires d’actions capables de mobiliser le plus grand nombre face un racisme redevenu institutionnel. Le parallèle avec le Mouvement pour les Droits Civiques des années 1950 et 1960 est évident. Peut-être un peu trop. Les formes classiques de mobilisation (marches, sit-ins, lie-ins, occupations d’espaces publics, slogans humanistes et démocratiques (End racism Now et même Black Lives Matter) ne sont pas l’apanage du SCLC (Southern Christian Leadership Conference) mais finalement une trame de l’histoire africaine-américaine. Rabattre les protestations actuelles et Black Lives Matter (BLM) à de simples prolongements de cet apex de la lutte pour l’égalité est oublier une autre trame : nationaliste.

Les nationalismes noirs existent depuis le milieu du XIXe siècle et bien que, comme d’autres, les manifestants de BLM fassent spécifiquement référence à leurs formes modernes symbolisées par le Black Power, l’héritage est plus ancien. Depuis 2013, plusieurs antennes locales du mouvement comme à Cleveland ont repris le programme en dix points du Black Panther Party for Self-Defense (BPP) fondé en 1966 par Huey P. Newton et Bobby Seale. Certains manifestants en reprennent la rhétorique (Power to the People). Ils répliquent la gestuelle du Black Power (le poing levé mais aussi la stasis : immobiles, bras croisés face à des policiers armés). Ils s’inspirent de son esthétique (les bérets, lunettes noires et blousons de cuir des Panthères noires, les dashikis des nationalistes culturels). Mais la popularité continue des nationalismes vient finalement de trois notions : radicalité, autodéfense et blackness. Radicalité, car ce sont des idéologies de libération qui croisent dénonciation de la violence policière, fierté noire, panafricanismes, conscience de classe et furent portées par des figures charismatiques comme Malcolm X. Autodéfense, ensuite, car l’usage de la violence est justifiée pour protéger les corps noirs. Elle n’est pas une expression fanonienne de violence légitime mais l’illustration d’un principe fondateur des nationalismes modernes : se défendre et non résister à la violence. La blackness enfin qui est une manière de considérer la race comme un prisme d'analyse permettant d'explorer les inégalités sociales, économiques et culturelles comme les formes de résistances qui ont construit le monde actuel. Elle ouvre vers des solidarités transnationales et rappelle, comme Malcolm X le notait en 1964, que le sort des Africains-Américains n’est pas qu’une question américaine mais globale.

En 1963, James Baldwin annonçait La prochaine fois le feu. En 2018, paraissait The Fire Now. Pour ses auteurs, comme pour beaucoup d’Américains, il n’y pas de prochaine fois. L’urgence est là. Le racisme structurel, la réémergence des suprémacismes blancs au premier plan politique, une élection présidentielle sous tension, la crise sanitaire du Covid-19 qui touche durement les classes pauvres et les minorités, sont autant d’éléments qui pourraient conduire à une radicalisation de militants antiracistes qui, comme leurs aînés, pourraient par lassitude, colère ou dégout, se tourner vers l’autodéfense car ils ne veulent pas fuir.

 

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A propos de l'auteur: 

Sarah Fila-Bakabadio est historienne en études américaines et afro-américaines. Ses recherches portent sur les relations des Africains-Américains à l'Afrique (19e siècle-présent). Elles abordent les champs de l'histoire intellectuelle et culturelle noire, des nationalismes noirs, de l'Atlantique noir et des diasporas africaines aux États-Unis.