Gestion policière, militaire et privée des manifestations Black Lives Matter

La mort de George Floyd le 25 mai 2020 a déclenché dans le monde entier des manifestations de grande ampleur. Aux États-Unis, ces manifestations ont rapidement pris un tour violent et l’on ne compta pas moins d’une trentaine de morts à la fin de l’été. Du côté des forces de police, une grande diversité de réactions policières fut observée, jusqu’au genou symboliquement mis à terre par les agents – rien d’étonnant à cela, puisque la police relève aux États-Unis d’une vingtaine de milliers d’organisations, la plupart fortes de quelques dizaines seulement d’agents. Le président Donald Trump ne s’y est d’ailleurs pas trompé, lui qui a d’emblée fait pression sur les autorités locales afin qu’elles en appellent aux forces fédérales, réunies depuis le 11-Septembre sous l’autorité du Department of Homeland Security. Le but de l’intervention, selon Trump ? « Cut through (protesters) like butter ». Nombre de gouverneurs et de maires n’ont pas donné suite à ces martiales invitations, alors que l’on a recensé des manifestations dans pas moins de 2 500 localités.

On compte cependant cinquante-cinq engagements des forces fédérales, notamment à Washington DC, Seattle ou Portland. À Seattle, l’intervention de la Garde Nationale dès la fin du mois de mai amena une répression particulièrement brutale des manifestations, sur fond de matraquages, tirs de grenades lacrymogène ou de grenades à détonation et jets de poivre. Les protestations convainquirent le gouverneur de retirer les troupes, ce qui amena les protestataires à planter un camp en plein milieu de la ville. Les violences cessèrent alors, mais l’évacuation du camp relança le cycle des confrontations violentes jusqu’au milieu du mois d’août, durant lesquelles des fusillades se produisirent à au moins deux reprises, tuant deux personnes.

À Portland dans l’Oregon, on assista également à une relance de la violence par l’intervention des forces fédérales. Des manifestations quotidiennes s’y déroulaient depuis la mort de George Floyd, notamment autour du palais de justice. Elles étaient vigoureusement réprimées par les forces de police locales, qui n’hésitaient pas à employer ce que l’on appelle des « impact munitions » (Tasers, balles en caoutchouc type Flash Ball ou LBD, petits sachets de sable ou de billes de plomb ou de bois). Cet usage de moyens offensifs fut tel qu’une juridiction fédérale imposa aux polices locales de ne plus utiliser que le gaz, estimant que les armes en usage étaient contraires au quatrième amendement à la Constitution (« the right of the people to be secure in their persons »). Fin juillet pourtant, le gouvernement fédéral ordonna l’envoi de diverses forces fédérales (Operation Diligent Valor). Dès lors, la proportion de manifestations donnant lieu à des violences doubla dans l’Oregon (40 %) et atteignit même une proportion de deux tiers à Portland, la capitale.

Ces événements suggèrent trois brèves réflexions comparatives, au regard de ce que l’on a connu en France ces dernières années en matière de maintien de l’ordre.

On se souvient que lors des plus violentes émeutes urbaines que les États-Unis aient connues, liées à l’acquittement en 1992 des policiers ayant battu Rodney King, l’envoi des troupes fédérales à Los Angeles ramena le calme. Ces troupes apparaissaient extérieures aux conflits ancrés entre les habitants noirs et les diverses forces de police locales, à commencer par le très brutal LAPD, et la force fédérale était vue comme une force de pacification. On constate avec la présidence Trump que ce n’est pas la nature des forces qui est prédictive du niveau de force qu’elles emploient, mais tout simplement la nature du « mandat » qui leur est confié par le politique. Cette réflexion peut sembler être un truisme, mais elle peut aider à éclairer des débats très marqués en France par la mise en concurrence des types de police dans la gestion des foules contestataires, des CRS ou Gendarmes mobiles d’un côté (forces « militarisées », dirait-on aux États-Unis) et des polices urbaines de l’autre.

Mais le trait le plus marquant des manifestations est bien le recours à la violence privée, la violence de manifestants contre d’autres manifestants. Comme à Los Angeles en 1992, une large partie des décès enregistrés l’ont été à la suite de tirs de commerçants sur des pillards (à Minneapolis, Chicago, Riverside, Philadelphie, Vallejo) ou bien par des menées de véhicules dans la foule, qui ont entraîné deux morts (Saint-Louis, Bakersfield) et de nombreux blessés (sept épisodes en Californie, quatre dans les États de New York et de Floride, etc.). De plus, de nombreuses contre-manifestations ont consisté en un déploiement de milices citoyennes armées (seulement à Portland : les Patriot Prayers, les Three Percenters ou les Proud Boys, dont l’un des membres fut tué par un tir), dont une quarantaine ont donné lieu à des violences. Cette multiplication des milices est l’un des aspects les plus neufs de ce nouveau Summer Protest et illustre deux différences majeures avec les manifestations de rue en Europe (et ici le propos vaut certes pour les États-Unis, mais aussi pour une bonne part des pays d’Amérique latine). D’une part, le volume très élevé d’armes à feu, tant du côté des policiers bien sûr que du côté des citoyens ; alors que même dans un pays comme la France, où le niveau de violence employé par les policiers est très élevé, l’usage de l’arme reste rare. D’autre part, l’incongruité d’un concept comme celui de « monopole de la violence physique », du fait de son partage par de multiples institutions publiques, associations privées et par les citoyens eux-mêmes. La plupart des manifestations aux États-Unis ne laisse rien voir de cette fragmentation, mais tout mouvement de protestation autour des causes afro-américaines, et particulièrement celles visant la police, met brutalement à la lumière les liens consanguins entre violence et politique.

 

Pour en savoir plus :

 

À retrouver dans le Carnet de l’EHESS : perspectives sur l’après-George Floyd :

 

On en parle dans les médias :

Retrouvez l'intégralité des chercheurs et chercheuses de l'EHESS dans la revue de presse Regards de l'EHESS : l'Amérique fracturée ?.

A propos de l'auteur: 

Fabien Jobard est directeur de recherches au CNRS et travaille au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales.