Quand l’affaire George Floyd fait vaciller les géants des cosmétiques blanchissants

La mort de George Floyd aux États-Unis a provoqué une vague d’indignation mondiale sans précèdent et l’Inde n’est pas en reste. Mais au pays de Narendra Modi, cette vague d’indignation est pourtant particulièrement dissonante. Comment un pays qui nie aussi fort l’incroyable diversité de ses carnations en gommant de toutes images médiatiques, cinématographiques, publicitaires, picturales, ses peaux les plus brunes, pouvait-il se mettre à crier "Black Lives Matter" ? Comment un pays qui multiplie les discriminations et les violences policières envers certaines minorités comme ceux que l’on nomme aujourd’hui les « dalits », pouvait-il se mettre à vociférer "Black Lives Matter" ? Certes, ceux qui s’indignent sont majoritairement issus d’une élite ayant des liens avec les États-Unis, ce n’est pas toute l’Inde qui s’est indignée. Mais comment comprendre la disproportion de la réaction face au silence qui tait racisme et colorisme systémique qui sévissent dans le pays ?
En Inde, la préférence pour les teints les plus clairs repose sur une concordance de facteurs dont il est délicat de démêler les imbrications. Mais la peau blanche est sans conteste la couleur de la domination et du pouvoir, qu’elle fasse référence aux Ārya, aux Moghols ou aux Européens. La peau blanche c’est aussi la couleur de la globalisation et de la modernité, la couleur de la beauté et du star system.
Depuis de nombreuses années, toutes les critiques pour dénoncer cette tyrannie de la blancheur semblent dirigées vers un ennemi unique : l’industrie cosmétique et ses produits blanchissants. Au sein de ce marché colossal, 4 milliards de dollars en 2017, le géant d’entre tous se nomme "Fair and Lovely". Cette expression, devenue iconique est difficile à traduire tant elle charrie de nombreux sous-entendus. Mais Fair and Lovely au départ, c’est bien le nom d’un produit cosmétique, un produit dit blanchissant.
Moquée, décriée, louée, la marque est sur toutes les lèvres et dans toutes les têtes. L’empire cosmétique qu’elle s’est bâti, elle le doit bien évidemment à une soif de blancheur des consommatrices, mais aussi à la puissance de frappe de sa communication. Les publicités ne se contentent pas de faire la promotion du produit, elles vont bien au-delà en construisant un discours glorifiant le potentiel de réussite des femmes qui utilisent Fair and Lovely. La peau blanche devient alors un symbole de réussite, et la marque n’a de cesse de marteler que rien n’est impossible à celles qui ont la peau blanche. La communication ne porte pas tant sur l’esthétique et la beauté, car avoir la peau foncée ce n’est pas être « laide ». Avoir la peau foncée c’est porter un stigmate. Un stigmate qui empêche de trouver un travail ou un mari, qui empêche de se faire des amis ou et même d’être bonne en sport. C’est porter un stigmate qui va jusqu’à rendre les collègues suspicieux, les voisins fuyants et pire que tout, les parents honteux et peu aimants.
Fair and Lovely s’est tant imprimée dans les esprits qu’elle est devenue partie intégrante du patrimoine culturel de l’Inde. On ne compte plus les humoristes, slameurs, influenceurs et autres personnalités qui s’insurgent et essayent de s’affranchir du pouvoir que cette crème a sur les imaginaires, ni les films et les livres qui y font référence pour exorciser son emprise.
Fair and Lovely est la première crème blanchissante arrivée sur le marché indien en 1978. Même si depuis la fin des années 1990 elle partage le marché avec de nombreuses marques indiennes et occidentales, elle a gardé une place particulière dans la société indienne. Certes, chacune a développé son propre style marketing, mais la blancheur de la peau est toujours présentée comme un objectif, un but, un « mieux » à atteindre. La couleur de la peau n’est plus un attribut personnel, elle devient une vertu qu’il faut acquérir.
Mais alors, quel est le rapport avec l’affaire George Floyd ? Dans le courant du mois de juin, soit moins d’un mois après les faits, les annonces se succèdent dans le monde du cosmétique. La première vient de Johnson & Johnson un grand groupe (qui vend notamment les marque The Neutrogena and Clean & Clear sous des formes blanchissantes) qui, le 19 juin 2020, déclare arrêter la vente de ses "dark spot reducer cream" en Asie et au Moyen-Orient. La marque s’est expliquée dans un communiqué de presse en s’excusant d’avoir incité les consommatrices et les consommateurs à penser que « la blancheur de la peau valait mieux que les couleurs singulières de chacun ». Néanmoins, cette annonce spectaculaire sera la seule véritablement radicale, celles qui suivent ne proposant que des ajustements marketing, sans renoncer aux produits eux-mêmes. L’Oréal change de vocabulaire et abandonne les mots "white" et "whitening", d’autres changent de logos et de packaging.
Une pétition qui recueille rapidement plus de 10 000 signatures – soit une goutte d’eau par rapport à la population indienne – circule en ligne pour demander le retrait des produits Fair and Lovely, mais n’aura pour seule réponse qu’un changement de nom. Ainsi, le 25 juin 2020 Fair and Lovely devient Glow and Lovely. Le nom change, mais l’esthétique publicitaire reste la même. Et pour accompagner les consommatrices dans cette transition des spots publicitaires peuplés de visages rayonnant de blancheur envahissent les écrans de télévision réduisant à néant tout espoir de changement.
Pour en savoir plus :
- Hunter Margaret L., “ 'If You’re Light You’re Alright': Light Skin Color as Social Capital for Women of Color”, Gender and Society, 2002, vol. 16, n°2, p. 175‑93
- Hussein Nazia, "Colour of Life Achievements: Historical and Media Influence of Identity Formation Based on Skin Colour in South Asia", Journal of Intercultural Studies, August 2010, vol. 31, n°4, p. 403‑24
- Karnani Aneel, "Doing well by doing good – case study: 'Fair & Lovely whitening cream’", Strategic Management Journal, March 2007, vol. 28, n°13, p. 1351‑7
- Visweswaran Kamala, Un/common cultures racism and the rearticulation of cultural difference, North Carolina, Durham: Duke University Press, 2010, vol. 1, p. xii-341
À retrouver dans le Carnet de l’EHESS : perspectives sur l’après-George Floyd :
- Fila-Bakabadio Sarah, « Fuir la double mort », 23 novembre 2020
- Péquignot Sofia, « L’Inde noire : quelle condition pour les Siddi, Indiens descendants d’Africains ? », 2 février 2020
- Schaub Jean-Frédéric, « George Floyd, une émotion mondiale », 30 juin 2020
- et la bibliographie générale du Carnet de l'EHESS : perspectives sur l'après-George Floyd
On en parle dans les médias :
- « L’écho transatlantique des violences policières », Didier Fassin, L'Obs, 7 juin 2020
- « Le verdict racial de l’image : retour sur les affaires Rodney King et O.J. Simpson », Anne Lafont, The Conversation, 29 septembre 2017
- « L’Inde (4/5) : une singulière culture de l’image », Richeux Marie, Srour Némésis et Kessous Hélène, France Culture, 19 septembre 2014
Retrouvez l'intégralité des chercheurs et chercheuses de l'EHESS dans la revue de presse Regards de l'EHESS : l'Amérique fracturée ?.
Hélène Kessous est chercheuse au Centre d'études Inde - Asie du Sud (CEIAS). Elle travaille sur la blancheur de la peau et les pratiques cosmétiques en Inde.