Ségrégation musicale et égalité raciale : l’après-George Floyd de la country music

Le 4 juin 2020, une manifestation de soutien au mouvement Black Lives Matter rassemblait des milliers de personnes à Nashville, cœur historique de l’industrie de la country music. Quelques jours plus tard, le 9 juin, le Grand Ole Opry, institution majeure de ce genre musical basée dans la capitale du Tennessee, déclare officiellement œuvrer en faveur de la diversité raciale au sein de la country music. Stimulés par les protestations nationales à la suite de l’assassinat de George Floyd à Minneapolis le 25 mai 2020, les appels de musiciens à reconnaître le racisme qui sous-tend la production de la country music s’étaient en effet multipliés, mettant en lumière de façon inédite la surreprésentation des musiciens blancs ainsi que les difficultés professionnelles et la stigmatisation des musiciens noirs. Il s’agissait également de souligner les clivages raciaux alimentés par une production musicale ciblant quasi-exclusivement les populations blanches. Comme c’est le cas pour les statues de Confédérés déboulonnées, l’histoire des débuts de la country music permet de comprendre les raisons pour lesquelles les revendications d’égalité raciale dans les espaces juridique et politique s’étendent à d’autres domaines sociaux et culturels associés au racisme et à la suprématie blanche.

Si l’industrie de la country music est directement visée par les revendications d’égalité raciale, c’est qu’elle s’est construite sur l’identification raciale de son public dès les premières étapes de son développement. Lorsqu’elle est commercialisée au début des années 1920, la country music est explicitement identifiée au public qu’elle vise, la population blanche et rurale du sud des États-Unis. Cette définition raciale permet alors de la distinguer explicitement du blues, autre genre musical associé aux ruraux de cette région, mais destiné aux populations noires. Plus qu’une segmentation du marché appuyée sur des représentations raciales, cette promotion de la country music participe à la racialisation des pratiques musicales et à la ségrégation raciale dans le domaine culturel dont les effets sont aujourd’hui mis en cause.

À travers la country music, les maisons de disques, les stations de radio et les musiciens eux-mêmes développent un canon musical censé représenter les racines culturelles de la population blanche des États-Unis en excluant les interactions raciales qui avaient présidé à la pratique de la musique dans le sud du pays. Plus encore que les origines interraciales de la musique, ce sont les contributions directes des musiciens africains-américains, dans les studios, qui sont invisibilisées. Hormis une poignée d’exceptions demeurées célèbres, la pratique organisée jusqu’à nos jours de l’exclusion de ces chanteurs et musiciens est l’angle d’attaque prioritaire des revendications de Black Lives Matter, mais c’est aussi l’idéologie sous-jacente de la country music qui est au cœur de ces condamnations.

Lancée en 1925 à Nashville, l’émission de radio « Grand Ole Opry », qui se meut ensuite en salle de concert et en vitrine de l’industrie de la country music, véhicule, comme toute la production musicale de l’entre-deux-guerres, une image du Sud qui reprend les codes narratifs et iconographiques de l’idéologie de la Cause Perdue – la réécriture confédérée de la guerre de Sécession excluant des causes du conflit le maintien de l’esclavage dans le Sud. Dans les années 1920, sur scène, sur les ondes radiophoniques et dans les paroles qui s’échappent des disques, la country music apparaît donc comme la pratique culturelle authentique d’une société blanche vivant harmonieusement l’existence séparée et hiérarchisée des populations noires et blanches. Si la dénonciation du racisme à l’œuvre dans l’industrie de la country music se rend particulièrement visible aujourd’hui, c’est donc aussi parce qu’elle s’intègre dans le mouvement de mise à bas des symboles de l’idéologie sur laquelle s’appuyait la ségrégation raciale.

La promotion continue de la country music à la population blanche, de l’entre-deux-guerres à aujourd’hui, a également facilité l’exploitation de ce genre musical par des hommes politiques conservateurs courtisant le vote blanc au cours du XXe siècle, l’exemple le plus notoire étant la participation de musiciens du Grand Ole Opry aux campagnes de George Wallace, gouverneur d’Alabama, ségrégationniste et ferme opposant au mouvement des droits civiques dans les années 1960 et 1970. Outre la stratégie marketing visant une part de marché racialement définie, cet usage politique a largement contribué à mettre en équivalence le racisme de l’industrie de la country music et celui de son public. Il ne s’agit pas d’affirmer ici que l’ensemble de l’industrie de la country music et son public sont racistes et conservateurs, ni que ce dernier est exclusivement blanc, mais de décrire l’association courante tracée entre conservatisme, nationalisme, classe moyenne et ouvrière blanche et écoute de la country music. Au-delà de la condamnation des représentations raciales de ce genre musical et de l’exclusion quasi-systématique des musiciens africains-américains, c’est bien le conservatisme supposé du public et sa responsabilité électorale dans le maintien des hiérarchies raciales qui sont aujourd’hui attaqués.

La condamnation rendue particulièrement visible par les médias de ce public, défendant une culture régulièrement présentée comme arriérée et réactionnaire, montre plus largement la manière dont les conflits raciaux et les hiérarchies sociales sont reproduits dans le domaine culturel.  En recentrant le débat sur l’avenir de ce genre musical plutôt que d’assumer son passé, on peut également comprendre la déclaration du Grand Ole Opry comme une volonté de ne pas s’aliéner ce public fidèle, principalement blanc et âgé, régulièrement assimilé à l’électorat de Donald Trump. En dépit du renouvellement racial et social de l’audience, des déclarations favorables des musiciens, noirs comme blancs, au mouvement Black Lives Matter et de l’engagement de certains artistes à mettre en valeur les origines interraciales de la country music, la déclaration de l’institution la plus importante de ce genre musical en faveur de la diversité raciale n’est donc pas, loin s’en faut, une reconnaissance du racisme de son industrie.

La difficulté pour les chercheurs, comme pour les militants, musiciens et représentants de cette industrie, réside dans la distinction entre le public affiché par la country music, courtisé par une vision des États-Unis censée correspondre à ses attentes, et le public réel, pris dans la diversité de sa composition sociale et de son attention à l’égard de cette musique. Comme c’est le cas pour d’autres domaines musicaux, sportifs, cinématographiques, etc., l’Histoire permet alors de montrer que l’assignation raciale de la country music n’est pas donnée, mais qu’elle est le résultat d’un travail commercial, idéologique et politique. C’est ce processus de racialisation que peuvent mettre au jour les sciences sociales, non pour juger le comportement d’une industrie, d’une institution ou d’un public, mais pour donner à voir les effets sociaux qu’il recouvre toujours dans le présent.

 

Pour en savoir plus :

À retrouver dans le Carnet de l'EHESS : perspectives sur l'après-George Floyd :

A propos de l'auteur: 

Doctorant en Histoire au Cena, Manuel Bocquier conduit une thèse intitulée Catégoriser et s’approprier la musique jouée dans le Sud : Anthropologie historique et sociale des musiques rurales aux États-Unis (1920-1940), sous les directions de Romain Huret et Sara Le Menestrel