La tentation policière du face-à-face : une interprétation sociologique

Depuis plusieurs mois, un problème public autour de l’activité policière prend forme en France. Ce problème s’articule globalement autour de quatre axes : la récurrence de décès putativement provoqués par une intervention policière ; l’accroissement des violences illégitimes (rendues particulièrement visibles par les mutilations provoquées par l’usage des lanceurs de balles de défense) à l’occasion de manœuvres de maintien de l’ordre ; la persistance, dans l’activité de sécurité publique, de comportements discriminatoires dénoncés comme étant racistes, en particulier dans la pratique des contrôles d’identité ; et l’installation dans la durée de modes de gestion des populations des quartiers populaires jugés brutaux et reproducteurs de schémas hérités de la période coloniale.
Si l’on écarte la position maximaliste visant à nier qu’il existe le moindre problème en la matière (notons qu’elle a été l’apanage, jusqu’à récemment, du Président de la République et du désormais ancien ministre de l’Intérieur), le débat public autour de ces quatre questions se structure, bon an mal an, autour de deux positions. Pour la première, il faut voir dans les pratiques policières illégitimes des dysfonctionnements individuels, par ailleurs considérés comme rares. La solution à apporter à ce problème consiste alors à repérer et à éventuellement chasser les brebis galeuses hors de l’institution, mission pour laquelle des instances de contrôle interne et externe sont qualifiées. La seconde estime, au contraire, que ces pratiques récurrentes forment système et qu’elles doivent être pensées en tant que telles. Si ces deux positions sont ici volontairement stylisées, toutes deux étant plus hétérogènes que ne le laisse entendre ce résumé, c’est néanmoins autour de la question du type de responsabilité – individuelle ou systémique – que se joue la dispute publique. L’approche sociologique permet de mettre en regard ces deux positions en proposant de comprendre comment des normes collectives produisent des comportements individuels. Il s’agit d’un préalable impérieux si l’on souhaite ensuite émettre des pistes de transformations de ces normes collectives, qu’on ne peut et ne doit pas, sous peine de renaturaliser le monde social, juger intangibles.
Il faut pour cela considérer le cadre socio-historique dans lequel cette séquence de dénonciation prend place. Il est caractérisé, pour le dire avec Norbert Elias, par la poursuite d’un long processus de démocratisation fonctionnelle, par quoi il faut entendre une diminution progressive des écarts entre statuts sociaux. Celle-ci a, sur le temps long, participé à réduire quantitativement le recours à la violence comme mode d’expression des rapports sociaux internes aux sociétés, sans pour autant le forclore. Au contraire, lorsque l’action politique ne reconnaît pas, ou ne prend pas en charge la diminution de ces écarts et le processus d’intégration politique, en particulier des classes populaires, qui en est le pendant, la violence dans les rapports sociaux est susceptible de faire son apparition. Lorsque des phénomènes de violence collective se produisent dans ces situations de tension entre démocratisation fonctionnelle et intégration, la réponse étatique est en premier lieu policière, mais elle ne saurait le rester, sous peine de voir les violences perdurer. Or c’est bien la situation dans laquelle nous nous trouvons collectivement.
Dans ce contexte, l’activité policière s’est transformée au gré de sa confrontation aux troubles sociaux, que ces derniers se manifestent par des formes inédites de protestation dans les centres-villes, dans des secteurs ruraux autour des zones à défendre, ou dans les quartiers populaires. Les transformations sociales qui ont traversé l’institution policière sont plurielles, contradictoires, et il serait impossible ici de toutes les énumérer ; l’une d’entre elles peut néanmoins être considérée comme étant à la source de la contestation d’aujourd’hui. Il s’agit du renforcement contemporain de la certitude répandue chez nombre de policiers qu’ils sont isolés du reste du monde social et qu’ils sont engagés dans un rapport d’hostilité d’une ampleur croissante avec différentes fractions de la population. Cela se traduit concrètement par ce que l’on peut appeler une tentation du face-à-face. Que cette certitude soit ou non fondée importe peu ; ici s’applique avec force l’adage forgé par William Thomas : si les hommes définissent des situations comme réelles, alors elles sont réelles dans leurs conséquences. Que l’on cherche à en identifier les causes n’importe guère plus, à moins de prendre le risque de tomber dans ce que Michel Dobry appelle "l’illusion étiologique". Ce qui compte, en revanche, c’est d’en comprendre la dynamique actuelle. Celle-ci est, pour la simplifier à l’excès, double : l’efficacité de l’activité policière est aujourd’hui avant tout mesurée par l’intermédiaire de sa dimension répressive ; le sentiment largement partagé au sein de l’institution selon lequel l’autorité policière est de plus en plus remise en cause au quotidien conduit à ce qu’en situation, nombre de policiers cherchent à imposer unilatéralement ladite autorité.
Or, ces deux points renvoient directement à la tension évoquée plus haut. Le premier tient au fait qu’à défaut de reconnaître et de participer aux processus d’intégration sociale engagés par la démocratisation fonctionnelle, les gouvernements sont tentés de répondre aux tensions que ce défaut génère par l’intermédiaire de sa force publique, omettant ainsi ce qu’un responsable policier a rappelé, après les journées du 1er et du 8 décembre 2018 : il n’est pas tenable de vouloir apporter une réponse strictement policière à un problème social. Le second tient à la difficulté suivante, inhérente au processus de démocratisation fonctionnelle : comment maintenir une relation d’autorité dans un monde social où la revendication de diminution des écarts entre statuts sociaux est centrale et dans lequel, donc, l’affirmation verticale de cette autorité perd de sa légitimité ?
Il faut néanmoins noter, pour conclure, que si cette tentation du face-à-face est aujourd’hui répandue, elle n’emporte pas tout sur son passage, loin de là. Et dès lors que l’on parvient à briser la carapace de la solidarité interne de l’institution, des formes de différenciation et de critique interne se font jour sur lesquelles il est possible d’imaginer qu’un volontarisme politique puisse prendre appui. Mais encore faut-il que celui-ci envisage de dépasser le stade de la remontrance éthique pour s’engager dans un travail de redéfinition des normes professionnelles et des modalités d’évaluation de l’activité policière. Cet effort suppose de s’appuyer sur le diagnostic sociologique qu’il convient d’effectuer à propos des exigences conjointes de diminution des écarts entre statuts sociaux et de justice qu’induit la poursuite du processus d’intégration politique et sociale des sociétés modernes.
Pour en savoir plus :
- Norbert Elias, La Dynamique de l’Occident, Paris, Calmann Levy, 1975.
- Marie Morelle, « La fabrique de territoires policiers. Des pratiques professionnelles en débat dans une commune francilienne », Droit et société, vol. 97, n° 3, 2017, p. 469-484.
- William Westley, « Les racines de l’éthique policière » [1950], Connaître la police – Les Cahiers de la sécurité intérieure, hors-série 2003, p. 29-45.
À retrouver dans le Carnet de l'EHESS : perspectives sur l'après-George Floyd :
- Nicolas Barreyre, « Que racontent les statues ? », 1er juillet 2020
- Sarah Fila-Bakabadio, « Fuir la double mort », 23 novembre 2020
- André Gunthert, « George Floyd : les images de violence imposent-elles la vision des bourreaux ? », 6 juillet 2020
- Jean-Frédéric Schaub, « George Floyd, une émotion mondiale », 1er juillet 2020
- et la bibliographie générale du Carnet de l'EHESS : perspectives sur l'après-George Floyd
On en parle dans les médias :
- « Quatre ans après la mort d’Adama Traoré, écologie et quartiers populaires tracent un trait d’union », Renda Belmallem, Reporterre, le quotidien de l'écologie, 17/07/2020
- « Quatre questions sur le délit d'outrage à agent, au cœur du débat sur les violences policières », Didier Fassin, France Info, 26/06/2020
- « Violences policières en France : production de connaissances et mise en évidence d’un problème public », Liora Israël, AOC, 10/06/2020
- « L’écho transatlantique des violences policières », Didier Fassin, L'Obs, 07/06/2020
Retrouvez l'intégralité des interventions médiatiques des chercheurs et chercheuses de l'EHESS dans la revue de presse « Regards de l'EHESS : l'Amérique fracturée ? »
Cédric Moreau de Bellaing est maître de conférences à l'ENS, Lier-FYT (EHESS-CNRS), spécialiste de l'institution policière.