Éditorial - Le Carnet de l’EHESS : Connaître à l’ère du soupçon

Lorsque ceux-ci accusent ceux-là de mentir, et qu’ils sont à leur tour accusés d’être malhonnêtes ; lorsque ceux-là dénoncent l’hypocrisie de ceux-ci, et que ceux-ci sont à leur tour traités de conspirateurs ; lorsque l’on se sent entouré de mensonge, invraisemblance et intérêts cachés, que les mots vont dans un sens, et que la vie va dans un autre, le sentiment est inévitable : on est invités au soupçon. Le soupçon, c’est ici la méfiance envers ce que l’on voit et ce que l’on entend, y compris là où l’on aurait autrefois trouvé des réponses rassurantes. C’est le doute sans argument et l’hypothèse sans preuve ; mais c’est aussi le rejet des conventions, la sortie de l’immaturité et la reprise en main de sa propre capacité de juger. Le soupçon, c’est à la fois la méfiance irréfléchie et le sapere aude.     

Dans L’Ere du soupçon, publié en 1950, Nathalie Sarraute trouvait dans ce réflexe mystérieux une force positive. Selon elle, le lecteur de romans se méfiait des conventions réalistes : elles auraient autrefois ouvert ses yeux aux réalités du XIXe siècle, elles cachaient aujourd’hui les réalités du XXe. L’écrivain, pour sa part, se méfiait de son lecteur, car il sentait que ce dernier était familier de ses artifices caducs et qu’il ne jouait plus son jeu. Le lecteur soupçonnait l’écrivain de vouloir lui cacher quelque chose, l’écrivain soupçonnait son lecteur de ne pas lui obéir. Or, au lieu de voir dans cette méfiance mutuelle un fait à regretter, Nathalie Sarraute y trouvait un élan pour explorer autrement le réel : le roman traversait alors sa propre « ère du soupçon », et il fallait en tirer parti. Mais était-ce la première fois ? N’y a-t-il pas eu d’autres « ères » semblables dans la littérature francophone et dans la littérature d’ailleurs ? N’y a-t-il pas eu autant d’« ères du soupçon » dans les sciences, dans la politique, dans la révolution et dans la guerre ? N’y a-t-il pas eu autant d’ères du soupçon advenues à chacun d’entre nous, à un moment où l’autre de sa vie ? Bref, quels sont ces lieux et ces temps où le soupçon apparaît ? Qu’est ce soupçon qui peut stimuler la réflexion et inciter à l’exploration, mais qui peut aussi enterrer le savoir et légitimer le mensonge ?

Ce Carnet de l’EHESS propose d’explorer le soupçon là où il s’est manifesté et se manifeste encore. Il s’agira d’étudier les formes qu’il a prises, les objets dont il s’est saisi, les conséquences sociales qui en ont découlés. Pour ce faire, les billets pourront s’interroger sur les usages du soupçon dans le savoir, envers le savoir et contre le savoir ; analyser les mécanismes de légitimation ou de délégitimation institutionnelle, y compris l’usage des étiquettes « science » et « anti-science » dans les définitions conflictuelles du savoir légitime ; ou bien étudier la place du soupçon dans la transmission et la réception du savoir, allant de la presse jusqu’aux manuels scolaires.

 

Pablo A. Blitstein pour le comité éditorial du Carnet de l’EHESS

 

 

A propos de l'auteur: 

Pablo A. Blitstein est historien, maître de conférences de l’EHESS et membre du Centre de recherches historiques (CRH). Ses recherches portent sur l’histoire des institutions politiques et des mondes savants chinois, notamment pendant le Haut Moyen Âge et à la fin de la dynastie des Qing, et sur l'histoire des réseaux de réformateurs chinois entre l’Est asiatique, l’Europe et les Amériques de la fin du 19e au début du 20e siècles.