Engagements et vérités de l’anthropologie

L’ère du soupçon s’entend ici comme contexte fait d’une accumulation de commentaires polémiques et politiques, hétérogènes, adressés par divers acteurs (médias, représentants du pouvoir ou parfois de la recherche) aux sciences sociales. Au fondement de ce soupçon, la méfiance : les sciences sociales auraient des relations étroites avec l’engagement, trop étroites pour être honnêtes et porteuses de vérité. Il suffira de mettre ces deux mots au pluriel – engagements et vérités – et de décrire la recherche en train de se faire pour y répondre. En le retournant sur lui-même en quelque sorte, c’est-à-dire en faisant des engagements le moteur de la recherche. C’est donc de là que je partirai, en évoquant la science sociale que j’exerce, l’anthropologie. Bien sûr, cela ne suffira pas à faire disparaître le soupçon, qui se diffuse plus vite que mon texte, en réseaux, en trainées et en bruits de fond, et entretient une paranoïa qui caractérise nos sociétés apeurées, s’imaginant chaque jour sur le point d’être assiégées. Mais sans empêcher le climat de soupçon, sans être sûr même de rassurer les soupçonneux, il est nécessaire, du côté des chercheurs et chercheuses, de faire exister un autre récit, fondé sur l’expérience. En voici donc un.

Il n'y a pas d'anthropologie sans engagements. Le premier d’entre eux est le même que le fondement de l’universalisme, il a été énoncé par certains philosophes, tel Jean-Paul Sartre dans sa définition de l’intellectuel universel : c’est le fait de s’intéresser à autre chose qu’à soi-même, de sortir de sa condition particulière et de ses intérêts auto-référés pour s’intéresser au monde et aux autres, même si cela conduit à penser contre ses intérêts propres. Pour l’anthropologue il s’agit de la totalité du monde et de la multiplicité des autres. Le jeune ethnologue Pierre Bourdieu au retour d’Algérie au début des années soixante avait eu une formule qui nous fait un clin d’œil jusqu’à aujourd’hui : en réponse à la question de l’intellectuel militant ou « organique », il évoquait « une sorte d’intellectuel organique de l’humanité […] au service d’un universalisme enraciné dans la compréhension des particularismes » . Toute l’humanité et chaque humain donc.

L’engagement de l’anthropologue prend ensuite la forme d’une implication dans le lieu et le milieu social où se déroule l’enquête de terrain. Il s’agit d’une expérience totale, à la fois intellectuelle, relationnelle et émotionnelle. On en sort différent. Même s’il y a un ou une intermédiaire linguistique ou sociale – une ou un alter ego qui facilite ou permet l’acceptation, la relation et l’hospitalité de ses hôtes et objets d’étude –, l’expérience ethnographique montre qu’il n’y a pas de connaissance possible sans engagement personnel dans un tissu de relations locales. Bien sûr, ces relations obligent, « engagent ». Certains ont considéré dès les années cinquante, que cela devait se faire en devenant les porte-paroles des peuples marginaux, opprimés ou indigènes, mais cette posture a consisté au mieux à être de bons traducteurs (ce qui est déjà bien), au pire à parler au nom et à la place des autres. Or voilà bien longtemps – quelques décennies – que ces « autres » prennent elles-mêmes et eux-mêmes la parole dans et au-delà de leur société : les « objets » de l’anthropologie sont des sujets politiques. Lorsque l’anthropologue arrive sur le terrain, les porte-paroles sont déjà là et savent s’adresser à toutes celles et ceux qui viennent leur rendre visite, les observer (dans le désordre : journalistes, touristes, ONG et associations, policiers, etc.). Si donc l’anthropologie peut apporter un éclairage utile, c’est en construisant dans ce cadre les conditions de son savoir et de sa parole publique.

L’enquête menée à Calais sur l’encampement des exilées et exilés en 2015-2016 s’est faite en collaboration avec des personnes considérées comme « militantes ». Leur propre engagement, local et permanent, parfois depuis plusieurs années, avait produit une quantité d’informations, de réflexions et de débats. Ce fut la matière d’un savoir partagé, venant en complément des enquêtes de plusieurs chercheurs et chercheuses, et en dialogue au sein de l’équipe. Evidemment, s’engager sur ce terrain répondait à la violence qu’avait été l’existence même de ce nouveau camp de migrants, et au malaise ou à la révolte que toutes et tous, chercheurs et militants, ressentaient en tant que citoyens de l’Etat qui exerce cette violence.
Mais il ne s’agissait plus de s’indigner, il s’agissait de comprendre comment ce lieu avait été possible, quel sens il créait à la fois en lui-même (pour ses 10 000 occupants) et au-delà (pour la ville, les riverains, l’Etat, l’Europe) : à la fois produit d’une violence de l’Etat et de la ville, et lieu de formation d’une autonomie. C’est pourquoi tout a consisté à comprendre « l’événement Calais », c’est-à-dire la naissance, la vie et la disparition de la « jungle de Calais » un peu à la manière de la « forensic anthropology » (forensic serait l’équivalent de « légal » au sens de la « médecine légale »). Le regard clinique n’a pas besoin de la dénonciation, il va plus loin, et plus loin qu’une signature de pétition. En même temps, cette recherche collaborative amène des acteurs associatifs vers une autre forme de mobilisation, réflexive et critique, qui peut se poursuivre dans une transition vers la recherche. Cela rejoint un autre phénomène qui lui ressemble et le généralise, c’est le fait de voir arriver dans les séminaires de formation et de recherche en sciences sociales des personnes qui se sont d’abord engagées sur leurs terrains comme militantes. Leur engagement est la porte et la motivation qui les conduisent vers la réflexivité, la comparaison, la recherche et une autre forme de pensée critique.

 

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A propos de l'auteur: 

Michel Agier est anthropologue, directeur de recherche de classe exceptionnelle à l’Institut de recherche pour le développement et directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales. Ses recherches portent sur les relations entre la mondialisation humaine, les conditions et lieux de l’exil, et la formation de nouveaux contextes urbains.