Enquêter ensemble pour sortir du soupçon

Opinion qui fait attribuer à quelqu’un des actes ou des intentions blâmables ; fait de soupçonner ; apparence qui laisse supposer la présence d’une chose, ou très petite quantité : telles sont les définitions du terme « soupçon » proposées par le dictionnaire Le Robert. Quant au dictionnaire électronique des synonymes établi à Caen par le CRISCO, il lui attribue 24 synonymes – parmi lesquels figurent ombre, défiance, doute, semblant, suspicion, méfiance – tout en ne lui reconnaissant qu’un seul antonyme : certitude. S’il ne s’agit pas de débattre des mérites de ces définitions, parfois ébranlées dès que l’on se tourne vers d’autres langues, force est de constater les liens établis entre le soupçon et le processus de connaissance ou de compréhension d’une réalité sociale – idée, objet, situation – quel que soit le moment ou le lieu concerné.
Les enquêtes sociologiques au sujet de ce que l’on désignera brièvement comme la Chine contemporaine ne cessent de renvoyer le chercheur vers les enquêtes menées, au quotidien, par les enquêtés eux-mêmes pour éclaircir des situations qu’ils perçoivent comme incertaines ou incohérentes. Les objets de leurs enquêtes, les raisons de douter, les points d’appui mobilisés pour établir des distinctions, factuelles ou normatives, apparaissent alors aussi révélateurs que les choix, actions ou significations qui en découlent. Le soupçon, objet de ce nouveau Carnet de l’EHESS, n’est pas absent de ces moments d’enquête menés par celles et ceux que le sociologue s’est donné pour tâche de comprendre ; il les suscite ou oriente leur cheminement selon trois grandes modalités qui ne peuvent être ici qu’esquissées.
La première convoque le lien entre soupçon et doute : des enquêtes, individuelles ou collectives, brèves ou longues, peuvent en effet surgir face à des situations éprouvées comme problématiques car résistant à une compréhension qui relève de l’évidence, ou qui semble assez déterminée pour orienter la réponse qui convient. Le soupçon dans cette acception peut posséder une dimension critique, révélant la conviction que les choses ne sont peut-être pas telles qu’elles se donnent à voir. Pareille dimension est bien présente dans les enquêtes menées en Chine par des citoyens ordinaires. Toutefois, les doutes qui s’y manifestent (lorsque surgissent des interrogations telles que « Qui est cette personne ? Va-t-elle agir comme elle le dit ? Quelle est la situation dans laquelle je suis impliqué ? Que dois-je ou que puis-je faire ? ») sont indissociables d’une expérience politique particulière et des formes d’incertitude qui en découlent. Le langage, et les repères qui permettent de mettre en sens l’expérience individuelle et collective, revêtent en effet en Chine un caractère confus. Citons quelques observations très générales à l’appui de ce constat. Depuis le milieu du XXe siècle, des significations et des principes idéologiques exclusifs ont été mis en place qui orientent la manière dont chacun doit publiquement se rapporter à lui-même et aux autres ; si leur caractère contraignant a pu varier au cours des décennies, ils entretiennent aujourd’hui des liens distendus, si ce n’est distordus avec la pluralité et la complexité des réalités observées. Les transformations rapides observées en Chine depuis le lancement, en 1979, des « quatre modernisations » ne se sont pas accompagnées d’un débat critique et public concernant les références présentées hier comme partagées alors qu’elles étaient en vérité fermées à l’expression d’une multiplicité des perspectives. Dès lors, les écarts aujourd’hui instaurés entre les politiques effectivement adoptées, les réalités sociales observées et les principes idéologiques censés les inspirer sont niés, occultant en retour, ou invalidant, les attentes ou les initiatives de toutes sortes d’acteurs sociaux. Qui plus est, le présent est posé comme s’inscrivant dans la continuité d’un passé qui fait l’objet de relectures officielles successives, obligeant à autant de reconfigurations publiques du présent. Ces processus complexes, qui mériteraient une analyse plus nuancée, expliquent en partie les difficultés rencontrées au quotidien pour faire surgir ce qui est, et pour le désigner publiquement comme juste ou injuste, légitime ou illégitime. Signalons que ce qui est alors interrogé par les individus au cours des enquêtes qu’ils mènent pour s’orienter n’est pas objet de doute car vague, comme par extension d’un périmètre de signification au gré de séquences historiques successives, mais fait au contraire surgir des familles de catégories, des distinctions normatives ou des réseaux conceptuels contrastés, voire contradictoires, qui peuvent difficilement s’accommoder du flou même s’ils donnent lieu à toutes sortes d’inventions langagières et de montages normatifs. Les doutes qui accompagnent cette instabilité des repères de certitude sont alors susceptibles de s’accompagner d’une défiance envers autrui, dans l’incompréhension de qui il est par rapport à soi et de ce qu’il peut faire.
Le soupçon peut également surgir dans ces enquêtes quotidiennes selon une deuxième modalité, qui le tire vers la suspicion. À cet égard, il se révèle indissociable d’un système politique qui revendique depuis plusieurs décennies, que ce soit comme visée idéologique ou instrument politique, le principe d’une opposition entre deux camps. Cette opposition a pu se transformer dans son contenu et sa terminologie : hier, le peuple ou les ennemis du peuple, les masses avancées ou arriérées, les bonnes ou les mauvaises classes ; aujourd’hui, les droitistes ou les gauchistes, les patriotes ou les traîtres à la patrie. Ces usages varient selon le camp où l’on se trouve ; ils sont plus ou moins prégnants selon la conjoncture politique. Ils ont cependant pour particularité d’opérer une distinction publique entre alliés et adversaires du régime politique en place. À ce titre, ils ont suscité des formes politiques et bureaucratiques particulières de classification et de contrôle des individus ou de distribution des biens, matériels ou pas, mais ils ont également promu des modalités particulières d’expression et de confrontation des jugements de légitimité : ces derniers sont non seulement d’emblée polarisés mais inscrits dans une relation asymétrique. Si un tel environnement n’a pas conduit à une forme généralisée de méfiance comme il a parfois été avancé, il a contribué à valider jusqu’à aujourd’hui, et ce en dépit des transformations observées, l’expression de la suspicion et l’usage public des moyens désignés comme acceptables pour l’étayer. Parmi ces derniers figurent, par exemple, le lien de dépendance réciproque établi entre l’identité d’un individu et les groupes auxquels il est dit appartenir ; le principe selon lequel des actions mauvaises ne peuvent être accomplies que par des acteurs mauvais et vice-versa ; le caractère récusable de la parole dès lors qu’elle émane de celles et ceux qui sont publiquement objets de soupçon. De cette situation nait une tension entre, d’un côté, l’intensité des processus de confrontation mais aussi de réduction si ce n’est de clôture des échanges susceptibles de connaitre une forme de publicité et, de l’autre, l’existence d’une suspicion partagée à l’égard du bien-fondé de ces désignations et affirmations, à la fois publiques et dichotomiques. L’enquête menée par des concitoyens chinois, en situation de coprésence ou pas, surgit alors pour rétablir une distance, éventuellement historique, avec ces désignations et ces affirmations ; pour énoncer d’autres possibilités ; pour douter ensemble des qualifications et découpages proposés, quelles que soient les contraintes qui pèsent sur la visibilité de l’enquête.
Enfin, le soupçon peut avoir partie liée avec la défiance, à travers la légitimité politique reconnue à ce qui se donne à voir comme à la traque des faux semblants. Le primat donné sur le plan politique à l’apparence, à ce qui est vu et entendu par tous – sans être offert, du moins dans les domaines qui importent sur le plan politique et qui sont sans cesse redéfinis, à une pluralité de perspectives – mais aussi l’équivalence posée entre visibilité et légitimité, expliquent les efforts déployés pour que seuls se manifestent en public les récits, les médiations symboliques ou les comportements acceptables. De façon différente selon les séquences historiques, les moments politiques ou les technologies disponibles, les individus sont dès lors requis de surgir par les actions et les paroles attendues, ou correctes. Dans le même temps cependant, ils doivent attester du caractère correct de ce qui ne se voit pas, c’est-à-dire de leurs pensées intérieures et de leurs motivations. Hier, ils devaient ainsi « livrer leur cœur au Parti » et attester en public de la pureté de leurs intentions ; aujourd’hui, et même si la définition des conduites correctes s’est diversifiée et complexifiée, ils peuvent toujours tomber sous le coup d’une accusation publique concernant l’inadéquation entre ce qu’ils donnent à voir et ce qu’ils sont « véritablement ». D’où le surgissement de deux formes d’hypocrisie, susceptibles d’appuyer des accusations officielles : l’hypocrisie qui consiste à dissimuler ses véritables desseins et celle, dont la dénonciation est tout aussi répandue, qui consiste à feindre ou à simuler les comportements corrects. Conjuguées, ces deux formes d’hypocrisie, et donc de soupçon, frayent la voie à des accusations de duplicité qui s’alimentent l’une l’autre. Sans surprise, cet écart possible et volontiers dénoncé entre ce qui est donné à voir et ce qui est oriente en retour les enquêtes observées. Des accusations publiques sont mises en doute ; des interrogations se font jour concernant ce qui est simulé, dissimulé ou tout simplement nié dans les décisions officielles, dans la conduite des institutions, dans les interactions entre proches, connus et inconnus.
Les enquêtes menées aujourd’hui au quotidien par des citoyens chinois, en toutes sortes de lieux et de rassemblements, révèlent l’influence exercée – même si elle varie selon les enjeux et les situations – par ces différentes formes de soupçon et par leurs interactions complexes, en situation. Devenues objets de recherche pour le sociologue, ces enquêtes révèlent également comment leur déploiement permet, par des formes d’action concertée, ordinaires ou pas, de circonscrire le soupçon, de faire surgir de nouveaux éléments de preuve, d’attestation ou de reconnaissance et, en confrontant jugements et interprétations, de conforter une réalité sociale mieux partagée.
POUR EN SAVOIR PLUS :
- Arendt Hannah, La vie de l’esprit, vol. 1 : La Pensée, trad. L. Lotringer, Paris,PUF, 1981.
- Dewey John, Logique. La théorie de l’enquête, présentation et traduction de Gérard Deledalle, Paris, PUF, 1967 [1938].
- Glazer Andreas, « Monolithic Intentionality, Belonging, and the Production of State Paranoïa: A View through Stasi onto the Late GDR”; in Andrew Shyrock (dir.), Off Stage/On Display: Intimacy and Ethnography in the Age of Public Culture, Stanford, Stanford University Press, 2004, p. 244-276.
- Lefort Claude, Essais sur le politique, XIXe-XXe siècles, Paris, Éditions du Seuil, 1986.
- Revault d’Allonnes Myriam, « Peut-on parler philosophiquement politique ? Merleau-Ponty et Hannah Arendt lecteurs de Machiavel », L’enjeu Machiavel (sous la direction de Gérard Sfez et Michel Senellart), Paris, PUF, 2001, p. 179-198.
- Thireau Isabelle, Des lieux en commun. Une ethnographie des rassemblements publics en Chine, Paris, Éditions de l’Ehess, 2020.
Isabelle Thireau est sociologue, directrice de recherche au CNRS et directrice d’études à l’EHESS, membre du Centre d’études sur la Chine moderne et contemporaine (CECMC).