Indicateurs sociaux de la confiance, amorces du soupçon

Notre monde déborde d'informations. Plus d'informations qu'aucun d'entre nous ne pourra jamais en prendre connaissance, les vérifier ou les absorber. Certaines de ces informations sont fiables et d'autres ne le sont pas. Ce serait pratique si toutes les informations étaient clairement étiquetées comme fiables ou non, vraies ou fausses, mais c'est un fantasme. Nous sommes donc laissés à nous-mêmes pour déterminer les informations et les sources que nous devons soupçonner et/ou celles auxquelles nous devons faire confiance. Dans les réflexions suivantes, je me concentre sur les indices sociaux qui motivent le soupçon et comment cette interaction nous aide à décrypter notre sphère informationnelle sursaturée.
Le soupçon génère de la curiosité pour quelque chose ou pour quelqu'un. Il tourne notre attention vers le sujet d'une manière critique, qui peut être positive, et nous encourage donc à poser des questions. Mais le soupçon peut aussi perdurer si notre curiosité reçoit une réponse insatisfaisante, entraînant la suspicion, le doute et finalement la méfiance. Cette cascade peut être difficile à arrêter une fois que les graines du doute ont été semées. Il est donc utile de se demander comment le soupçon naît-il en premier lieu ?
Une des origines du soupçon nous provient des indicateurs sociaux de la confiance, qui sont des indices dans notre environnement social que nous utilisons pour évaluer la réputation d'un sujet.
Nous absorbons et interprétons constamment ces indices, consciemment et inconsciemment, afin d'informer notre ‘vigilance épistémique’, c’est à dire la surveillance constante d’arrière-plan de notre environnement épistémique. La gamme d'indices est vaste et ils peuvent être classés en autant de catégories. Ils peuvent aussi être regroupés suivant des critères, par exemple nous pouvons parler d’indicateurs formels ou informels. Un indicateur formel est un indice qui peut être mesuré ou quantifié, comme le ‘h-index’ d'un chercheur (une mesure de la fréquence à laquelle son travail est référencé par ses pairs). Un indicateur informel est moins tangible, comme le charme d'un orateur, mais il laisse une impression sur la fiabilité générale du sujet. Les indicateurs sociaux peuvent également être individuels, comme le ‘h-index’ susmentionné et le charme du sujet, ou bien institutionnels, reflétant un groupe ou une entité morale. Une fois encore, ces indices institutionnels peuvent être formels comme c’est le cas du classement de Shanghai d’une université, ou bien informels, illustré par son implication dans la communauté. Les indicateurs sociaux peuvent donc appartenir à plusieurs catégories et agissent rarement seuls et sont plus souvent en conjonction les uns avec les autres. Par exemple, la réputation d'une institution est affectée par les indicateurs sociaux affiliés à ses membres. Ce mélange plus ou moins complexes d’indicateurs de sources et de types variés nous permet d’estimer la réputation du sujet impliquant ainsi le niveau de confiance que nous souhaitons y attribuer.
Cependant, les indicateurs sociaux ne sont pas nécessairement toujours un reflet exact du sujet. Par exemple les commérages peuvent être ou ne pas être un indicateur social fiable, mais ils peuvent certainement amorcer le soupçon. Une façon de prendre conscience des limites des indicateurs sociaux de la confiance, et de la fiabilité du soupçon, est de réaliser des exercices de métacognition. Lorsque nous sommes confrontés à des informations, la métacognition est la capacité d’une part à réfléchir à nos propres méthodes d’évaluation, et d’autre part à être capable de changer d’opinion. Pour ce faire, nous devons être conscients de nos propres engagements et biais lorsque nous évaluons l'importance de différents indicateurs (selon les cas, l’âge perçu du sujet est-il un indice pertinent ? ). En outre, nous devrions vérifier la cohérence des indicateurs sociaux pour nous assurer que ces indices de réputation soient appropriés, justes, et pas simplement pris au pied de la lettre. À titre d’exemple, quelqu'un qui critique une expertise tout en se disant expert doit expliquer pourquoi son statut devrait être un indicateur positif de confiance par rapport aux autres.
La manière dont nous en venons au soupçon en premier lieu est influencée par les indicateurs sociaux de la confiance. Par conséquent, ces derniers doivent être pris en compte en raison de leur omniprésence et de leur caractère informatif. Bien que ces indices sociaux puissent être imparfaits, ils constituent une partie indéniable de notre écosystème d'information. Lorsqu'ils sont utilisés en conjonction avec des exercices métacognitifs, les indicateurs sociaux peuvent exploiter le soupçon pour le rendre encore plus utile à notre prise de confiance en minimisant le chaos suppositionnel.
Bibliographie
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T.Y. Branch est chercheuse postdoctorale (wissenschaftliche Mitarbeiterin) au Centre d'épistémologie contemporaine et de tradition kantienne de Cologne (CONCEPT) et travaille sur le projet "Obligation morale, épistémologie et santé publique : le cas de l'hésitation vaccinale". Elle était auparavant chercheuse postdoctorale à l'Institut Jean Nicod (CNRS-EHESS-ENS).