L’archive est-elle toujours une « fausse nouvelle » ? Ce que le soupçon nous apprend

En 1921, dans Réflexions d’un historien sur les fausses nouvelles de la guerre, article publié dans la Revue de synthèse historique, l’historien co-fondateur des Annales, Marc Bloch, marqué par son expérience de la guerre au sein d’un régiment d’infanterie, traite de manière inédite la « fausse nouvelle » comme un nouvel objet épistémologique pour conceptualiser le rapport entre l’historien et l’archive. Alors que les fausses nouvelles et les rumeurs se multiplient parmi les soldats, l’historien entre dans une nouvelle « ère du soupçon », celle du temps de guerre. Les bruits courent d’un pays à l’autre. Bloch nous raconte par exemple le parcours d’une rumeur qui traverse la Grande-Bretagne et la France « vers la fin d’août 1914 ». Une fausse nouvelle transnationale annonçait en effet une invasion russe immanente, « par dizaines de mille, débarquant selon les uns dans les ports écossais, selon d’autres à Marseille » et qui « venai(en)t grossir les rangs des alliés occidentaux. » Les « perceptions » des soldats furent « justes en leur principe », mais ces dernières furent « mal interprétées » et « unanimement déformées », cherchant à « s’accorder aux ardents désirs de tous ». En effet, l’urgence d’une diffusion rapide de l’information pour une performativité stratégique du combat se traduit ici par la mobilisation et le développement de moyens techniques de transmission de l’information – écrits ou sonores – propices à fabriquer un climat de soupçon. Ainsi, dans ce contexte très particulier, Bloch met en évidence de façon implicite le rôle d’une épistémè technique et ‘culturelle du social’ des modalités de diffusion et de ses impacts sur le contenu-même des objets informationnels diffusés. La technique et le ‘culturel du social’ apposent leur griffe sur les témoignages partagés. 

Mais l’historien poursuit son raisonnement en décentrant son point de vue porté sur l’objet informationnel, en vue de produire un sens historique. Il ne souligne alors plus la non-validité des modalités de transmission de l’information, comme celles provocatrices de « fausses nouvelles » en contexte d’urgence guerrière. Désormais, l’historien perçoit la fausse nouvelle comme un donné épistémique d’un contexte historique d’urgence. Ce n’est donc plus le soupçon en tant que tel qui devient objet pour la discipline historique, mais le soupçon en ce qu’il nous informe sur son réel de production. Par ce renversement de paradigme, l’historien ne traite plus le faux de son objet, mais les conditions du réel fixant sa possibilité à être énoncé. Plus largement encore, toutes modalités de transformation d’informations étant a-perfectible, l’historien élargit ce constat à l’ensemble des documents, y compris ceux produits hors climat d’urgence. Il nous invite donc à lire chaque archive comme une fausse nouvelle, au sens où chacune n’est toujours qu’une transcription trouée de ce qu’elle énonce, car révélatrice des modalités techniques et ‘culturelles du social’ de son contexte de production.

De cette extension de la portée épistémologique de sa théorie, il ne faut cependant pas y lire la recherche d’une uniformisation du statut des archives. Il apparaît donc nécessaire de s’interroger sur le rapport critique possible entre l’historien et son archive, sans basculer dans le non-sens historique d’un partage entre vérité et mensonge. Ce n’est qu’après avoir étudié l’archive dans ses rapports dynamiques entre son contenu abstrait et informel et sa matérialité, que l’historien détermine un degré de distorsion – et non de trahison – du réel, mis en scène par l’archive. C’est pourquoi, si le combat des fake news est couramment désigné dans les médias, par l’emploi du terme de « guerre de la désinformation », il devrait en revanche, dans une perspective historique, être davantage perçu comme une guerre de la sur-information, au sens où l’institution, dans une urgence à provoquer l’adhésion – qu’elle soit idéologique, politique ou esthétique -, produit un surplus d’information dans un but performatif – celui de produire un réel qu’elle entend institutionnaliser. Il ne faut cependant pas concevoir ce surplus comme un trop de l’histoire, mais bien au contraire, comme un objet en soi pour l’histoire. Face à cette pratique performative de la sur-information, Bloch observe donc, durant la Grande Guerre, la production d’un surplus documentaire venant se superposer au réel auquel il prend part, et auquel il ne correspond pas. Alors plongé dans une « ère du soupçon », l’historien fait de ce même soupçon un nouveau paradigme pour lire dans les marges de l’archive. 

Cette approche analytique de la « fausse nouvelle », ainsi que sa portée épistémologique, témoignent de l’importance de la voix de l’historien pour répondre aux défis majeurs de notre plus proche contemporain, et ainsi produire un autre sens et participer à l’intelligibilité des questions de notre temps. Dans une « société du doute », l’importance du rôle d’un historien du temps présent n’est plus à démontrer. C’est au contraire en incluant ce doute dans leur propre discours et en le traitant comme un objet disciplinaire, que l’historien et plus largement les sciences humaines et sociales le videront du sentiment de suspicion qui le caractérise - et dont ils doivent bien souvent en faire eux-mêmes l’épreuve -, et confèreront ainsi un statut plus stable à leurs savoirs.

Voici comment, un jour, le soupçon produisit un savoir épistémologique...

 

POUR EN SAVOIR PLUS :

  • Anheim Étienne, « Marc Bloch : sources orales et épistémologie de l’histoire », Uso e abuso delle fonti, Dimensioni e problemi della ricerca storica, 2007/2, p. 37-50
  • Bloch Marc, Réflexions d’un historien sur les fausses nouvelles de la guerre, Paris, Éditions Allia (rééd.), 1999
  • Certeau Michel de, L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975

A propos de l'auteur: 

Aline Bieth est une étudiante rattachée au CRAL (CNRS/EHESS) et au CAK (CNRS/EHESS/Muséum national d’histoire naturelle), Aline Bieth mène des recherches en sociologie historique de la culture sonore (XXe-XXIe siècle), en histoire de la pratique scientifique collective à partir du milieu du XIXe siècle, ainsi qu'en histoire de la philosophie autour de la performativité de la liste chez Dante et Comte, notamment.