Nos paroles

Le discours serait-il tromperie ? Que certains discours soient malhonnêtes, c’est là une accusation assez classique, encore que les raisons de cette malhonnêteté varient selon les approches. Aristote dénonçait les mauvais raisonnements des sophistes, Barthes accuse plutôt le vocabulaire employé. On se souvient par exemple de ses analyses dans « Grammaire africaine », sa dénonciation des mots sans référence précise comme honneur, connotés négativement comme bande ou positivement comme pacification. On peut aussi signaler l’emploi des adverbes ou locutions adverbiales, comme dans cette intervention de Christophe Castaner à propos d’une manifestation des Gilets Jaunes de 50 000 personnes : Cela fait à peine plus d’un manifestant par commune. Donc on voit bien que ce mouvement n’est pas représentatif de la France. Qu’on enlève le à peine et le jugement négatif que cette locution porte sur le nombre de manifestants, et les deux énoncés ne s’enchaînent plus. Mais ces discours auraient-ils pu être raisonnables ? Est-il possible d’informer, de parler avec vérité des choses, d’éliminer les connotations et d’isoler, dans le sens de nos énoncés, une description factuelle, exprimable avec des mots transparents ?

Car les mots ont des connotations, mais il y a plus. Prenons le mot sale. Lorsqu’un enfant s’approche d’un chien et que les parents s’écrient c’est sale, ne touche pas, ils ne se contentent pas de porter, au moyen de l’adjectif sale, un jugement négatif sur le chien. Comme le note Ducrot, ils donnent déjà l’ordre à l’enfant de ne pas toucher le chien : la signification de sale ne contient pas une description matérielle et biologique du chien, dont on déduirait, par raisonnement, qu’il ne faut pas le toucher ; un chien sale est un chien immédiatement et uniquement appréhendé comme ne devant pas être touché. De même, un sale type est, et est seulement, quelqu’un qu’on ne doit pas approcher. Une fois éliminée la connotation négative, ce qui reste dans la définition de sale n’est toujours pas descriptif : le contenu est argumentatif. Un autre exemple, celui de l’innocent mot porte, également étudié par Ducrot, et pour lequel on trouve la définition « ouverture permettant d’accéder à un lieu enfermé ou enclos ». Laissons de côté le fait que la porte est plutôt l’objet qui ferme l’ouverture, et non l’ouverture elle-même ; laissons de côté qu’une porte permet autant de sortir que d’entrer. Ce qui est intéressant dans cette définition, c’est l’emploi de permettant : une porte lèverait un obstacle, le lieu deviendrait accessible bien qu’il soit enclos. C’est intéressant, car les obstacles ne se perçoivent pas, pas plus que les causes : quelqu’un qui traverse un torrent peut aussi bien être courageux (il agit malgré le danger) que casse-cou (il agit à cause du danger). Dans l’exemple du nom porte, le passage ne se trouve pas, factuellement, exister malgré la clôture : c’est le mot porte qui présente le passage comme existant malgré la clôture. Employer le mot porte, c’est adopter ce point de vue – qu’on pense encore aux litanies de la Vierge dans lesquelles Marie est dite la porte du Ciel et qui, par ce simple emploi du mot porte, présentent le Ciel comme difficile à atteindre ; il n’y a là rien de descriptif. Les mots nous entraînent, renvoient les uns aux autres, ayant pour seul sens la suite qu’ils nous imposent, n’évoquant, comme ici le mot porte, que des points de vue. Ce n’est pas tel ou tel discours qu’il faut accuser d’être invalide, ou doctrinal. C’est la langue elle-même qui nous trompe, en nous faisant croire que nos discours parlent du monde et nous permettent de raisonner sur des faits, alors qu’ils nous enferment dans le domaine des mots. Le sens d’un énoncé n’est pas un tableau du monde.

Mais où est la tromperie ? Quel phénomène linguistique, quel élément de la langue, promettrait que nous serions informés par les mots ? Nos discours ne sont pas informatifs, certes ; certes, nous n’utilisons pas les mots pour dire le monde, comme si, restés sur le bord, nous l’observions ; mais il n’y a là aucune tromperie. Parfois, comme l’écrit Novalis, le langage « n’est tout uniment occupé que de lui-même » et, de même que nous pensons pour penser, nous assemblons alors les mots, les opposons, les généralisons, nous nous répondons, nous parlons pour parler, cachant l’énonciation et celui-là même qui a apporté et utilisé ces mots. D’autres fois, comme le montre Austin, nous manifestons notre énonciation, nous montrons que nous parlons et nous utilisons la valeur sémantique de notre énoncé pour transformer notre énonciation en action. Celui qui énonce de cette manière bonne journée ! salue ; celui qui énonce de cette manière Fermez la porte donne un ordre - ou se montre en position de donner un ordre. La langue permet la poésie, les sciences sociales, elle nous divertit de la mort, elle nous permet de converser ; la langue nous permet de militer, de nous marier, d’attester que nous sommes à moins de dix kilomètres de notre domicile. Elle ne permet pas d’informer.

 

A propos de l'auteur: 

Marion Carel est linguiste, spécialiste de sémantique, d’études argumentatives et énonciatives. Elle est directrice d'études de l'EHESS et chercheuse au Centre de recherches sur les arts et le langage (CRAL).