Soupçonner le soupçon

Le soupçon est comme le Bolero de Ravel. Il peut naître d’un simple sentiment épistémique, comme celui qu’on peut éprouver en entrant dans une pièce familière, mais où il nous semble que quelque chose a changé. Il a souvent une composante affective, comme l’Unheimlichkeit dont parle Freud dans un article fameux (ce qui nous met « mal à l’aise »). Il peut se former, comme dans les films de Hitchcock,  sur l’ombre d’un doute, puis sur la base de simples suppositions, puis sur des présomptions, pour ensuite monter crescendo jusqu’à donner lieu à un doute persistant. Il devrait s’évanouir quand on atteint une certitude, mais il est souvent tenace et peut survivre même quand on nous a montré qu’il est mal fondé. Le soupçon est une cognition fragile, entre impression et jugement, entre croyance et pétition de principe, qui se nourrit d’apparences et de signes. La mention d’une simple possibilité devient vite un indice: il suffit qu’on me demande si je suis bien sûr d’avoir fermé la porte de mon appartement en partant pour que cela éveille un doute en moi et le besoin de vérifier. Iago exploite habilement cette montée du soupçon pour induire Othello en erreur. Le sceptique pose la même question, plus radicalement : comment savons-nous que nous ne sommes pas tout le temps trompés par un Malin génie ?

Si tous les soupçons étaient aussi raisonnables que ceux de l’acheteur d’une auto d’occasion, que ceux du détective face à une scène de crime ou que ceux d’un savant testant une hypothèse hardie, soupçonner serait une attitude saine. Mais il y a des soupçons pathologiques: ceux du mari maladivement jaloux, de l’avare qui croit qu’on en veut à son or, du dictateur qui voit ses ennemis partout. La suspicion peut devenir délire de persécution. L’économie du soupçon est aussi collective : l’enfer du suspicieux, c’est les autres. Les humains ont une pente à soupçonner que toute catastrophe est due à des agents occultes et malveillants. Mais les autres aussi nous soupçonnent. Du suspect au coupable, il n’y a qu’un pas, tout comme on passe aisément de la crapule au citoyen au-dessus tout soupçon. Les mécanismes collectifs de la suspicion ont une longue histoire : cabales, rumeurs, théories conspirationnistes, comme la Grande peur de 1789, le complot des Illuminati, le complot judéo-maçonnique, le complot de la CIA,  n’ont pas cessé de scander la vie collective et politique. Mais ils ne se sont jamais aussi répandus que depuis l’avènement d’internet et la saturation d’informations que subissent les humains du vingt et unième siècle. Bien mieux que la Loi des suspects de 1793, les réseaux sociaux ont créé un système de soupçon généralisé et polarisé, où le moindre tweet fait penser qu’on est du nombre des amis ou des ennemis présumés, et où, comme dans la toile de l’araignée, le moindre bougé provoque une réaction en chaîne, des bulles informationnelles, des fake news et des polarisations des croyances dont les effets peuvent être incontrôlés ou au contraire provoqués par des manipulations à grande échelle. Le scepticisme, la méfiance et la peur sont partout : quant aux produits chimiques, quant à la santé, quant aux désordres écologiques, quant à toutes sortes de dangers potentiels dans une société où la conscience des risques ne cesse de se manifester.

Tout comme les phobies, les biais et les peurs, on peut traiter les soupçons comme des causes irrationnelles de nos comportements doxastiques, largement soustraites à la conscience et au domaine des raisons, et dont on peut étudier les mécanismes psychologiques et sociaux. Mais soupçonner, même quand il s’agit d’un sentiment épistémique, a des composantes cognitives qui relèvent de la rationalité : on ne forme pas ses soupçons n’importe comment, on n’est pas attentif à n’importe quoi, et même quand on est victime de biais de confirmation, nos dispositifs de formation de croyances obéissent à des règles. Comme le soupçon la présomption peut être irrationnelle (une présomption de preuve n’est pas une preuve) comme elle peut être rationnelle. Les philosophes grecs appelaient prolepses les inférences par lesquelles nous anticipons des hypothèses, les juristes étudient la logique des présomptions en droit, et les philosophes des sciences parlent d’abductions quand nous allons au-devant de ce que nous pouvons savoir. Le soupçon n’est pas seulement un jugement inchoatif, il peut donner lieu à des décisions qui relèvent de l’action épistémique. Les psychologues cognitifs ont montré que même si nous commettons des erreurs constantes dans notre appréciation des probabilités, nous avons souvent une bonne estime des apparences. L’art du jugement n’est pas inné, il s’apprend. Il consiste à soupçonner nos soupçons, à les réviser pour mener nos enquêtes plus loin, jusqu’à ce que nos croyances soient stables  et certaines. 

Le soupçon systématique conduit au scepticisme. Le scepticisme traditionnel est une posture qui nous fait douter de l’existence du monde extérieur. Les complotistes ne croient pas qu’un Malin génie pourrait les tromper ; ils suspectent qu’on les trompe effectivement : on aura beau leur donner des preuves, on ne les persuadera d’abandonner leurs doutes. Ils ne mettent pas en doute seulement les faits, mais la méthode de la recherche scientifique : scepticisme organisé, mise en commun, universalité, recherche désintéressée. Il est assez frappant que les nombreux neveux des « maîtres du soupçon » (Marx, Nietzsche, Freud) mettent eux aussi en doute ces normes, mais au nom d’un scepticisme de second degré : ce sont les règles de la rationalité et de l’enquête qu’ils soupçonnent. Que faire contre ce méta-scepticisme ? D’abord mettre ces suspicieux devant leurs contradictions : ils suspectent la vérité scientifique de masquer des intérêts, mais la recherchent passionnément quand il s’agit des leurs. Ensuite les sommer de passer du sentiment à l’assertion et du ressenti au jugement : il n’y a que quand on dit quelque chose, qui est susceptible d’être étayé par des raisons, qu’un soupçon est valide. Enfin, les conduire à adopter des attitudes de critique et d’enquête. Mais cela prend du temps, de la politique, et l’acquisition d’une éthique de l’intellect. Là aussi il faut soupçonner nos soupçons.

 

POUR EN SAVOIR PLUS :

  • Dokic Jérôme, « L’inquiétante étrangeté et autres sentiments existentiels négatifs », in C.Tappolet, F.Teroni, A. Konzelmann, dir. Les ombres de l’âme, Markus Haller, Genève, 2011
  • Cassam Quassim, Les théories du complot, Eliott, Paris, 2021 
  • Engel Pascal, « Dr Livingstone, I presume ? », Epistemè, 18, 3 2021 

A propos de l'auteur: 

Pascal Engel est philosophe, directeur d'études à l'EHESS, membre du Centre de recherches sur les arts et le langage (CRAL). Pascal Engel a inscrit ses travaux dans le cadre de la philosophe de tradition analytique, et a travaillé dans plusieurs domaines, avec comme fil directeur une réflexion sur la nature de la connaissance et des normes.