« Nous pouvons le combattre dans les urnes » : identité politique et Covid-19 aux États-Unis

[English version below]

Le 10 mai 2020, les États-Unis ont pris la première place dans le classement mondial du nombre de cas de Covid-19. Quelques mois plus tôt, Donald Trump avait tenté de rassurer les Américains en affirmant que le virus aurait été sous contrôle pour Pâques. Puis il proclama que la pandémie serait finie à l’été car la chaleur tuerait le virus. Alors que j’écris ce billet, un nouveau président a été élu, et les vaccins nous font entr’apercevoir une lueur d’espoir. Sur CNN les présentateurs ont cessé de qualifier chaque jour qui passe comme le « pire jour » si on considère le nombre de cas de coronavirus. À la place, défile sur les écrans le nombre croissant des personnes vaccinées, côtoyant les images de fusillades de masse et celles de toujours plus d’hommes noirs abattus par la police. L’année dernière, les chaînes d’informations recommandaient de passer les fêtes de fin d’année pour ainsi dire en solitaire, faisant de Zoom ou Skype des outils d’adaptation des traditionnelles retrouvailles. La pandémie a augmenté la visibilité des cassures raciales, sociales et politiques dans le pays. Les États-Unis n’ont jamais eu de réponse cohérente qui aurait imposé un confinement national, contrairement à la France ou à la majorité des pays européens. Quelques États isolés ont appelé au port du masque obligatoire dans les espaces publics, mais treize États n’ont promulgué aucun décret sur le masque.  

Basée aux États-Unis, je suis membre de l’équipe ANR CoMeSCoV. Ce programme de recherche réunit une équipe de scientifiques en sciences sociales menant un travail de terrain chargé d’examiner comment la pandémie et les réponses qui lui sont apportées impactent les sociétés de trois pays, les États-Unis, la France et l’Italie, et y sont modelées. Dans le cadre de ces travaux, de mai à août 2020, j’ai interviewé des personnels soignants, des individus diagnostiqués positifs au Covid-19 et des « mobilisateurs communautaires » au sujet de leurs expériences de la pandémie aux États-Unis. Notre équipe de recherche a identifié des différences majeures entre ces trois pays, en particulier en ce qui concerne la réponse et le deuil collectifs observés en Italie et en France, qui contrastent avec les conceptions individualistes de l’identité politique et sociale aux États-Unis.

Gainesville, la ville où je réside en Floride, est une petite ville universitaire où les candidats démocrates remportent généralement les élections. L’État n’a pas rendu obligatoire le port du masque et a même interdit aux villes de sanctionner par des amendes l’absence du port de masque. À Gainesville, on voit cependant des personnes porter le masque, tant par choix personnel qu’en raison des mesures prises localement. En périphérie de la ville, se trouvent des zones rurales, plus conservatrices, où le port du masque est perçu différemment. « Masque = oppression. Mon corps, mon choix », peut-on lire sur des panneaux plantés au bord des routes.

Puisqu’il n’existe pas de législation fédérale sur le port du masque, ce sont les partis pris individuels autour de la prise de risque et l’identité politique qui modèlent comportements et règles. Le choix de porter (ou non) un masque devient l’emblème de l’appartenance à un parti politique. Originaire de Melbourne en Floride, Bryan, diagnostiqué positif au Covid-19 en mars, explique qu’il porte régulièrement le masque depuis son infection, malgré les nombreuses réactions négatives de personnes qu’il pense appartenir au parti républicain. Ces derniers critiquaient violemment l’utilité du masque, en particulier les premiers mois de la pandémie : « J’aimerais beaucoup savoir si ce phénomène est spécifiquement américain, lié à ce moment précis, ou si on le retrouve lors d’autres pandémies ou avec le Covid dans le reste du monde, ou à l’occasion d’autres pandémies que nous avons affrontées par le passé. Était-ce aussi politisé avant comme maintenant, où c’est : tu es trumpiste, tu ne portes pas de masque, et quand tu ne l’es pas, tu en portes ? »

De manière générale, le port du masque s’est fait plus fréquent depuis que la pandémie s’est propagée dans des zones du pays politiquement plus conservatrices. Jimmy, qui se définit comme un démocrate de gauche et qui a été infecté par le virus en avril 2020, a raconté que les républicains conservateurs pour lesquels il travaillait ont commencé à porter le masque au cours de l’été. Bien qu’ils continuent à porter le masque, Jimmy explique que ces républicains l’utilisent comme un moyen d’expression de leur identité politique conservatrice : « En fait, leurs masques sont carrément des sortes de masques de camouflage ou bien des masques arborant le drapeau de la Confédération, ou autre chose qui leur permet de faire passer leur message : “Eh, mec, ouais, je porte un masque, mais je veux que tu saches que je suis une grosse merde de raciste”. Après, moi, je porte juste mon masque chirurgical et ça les perturbe, car je suis juste le type banal qui respecte les mesures de quarantaine. » (Pittsburgh, Pennsylvanie)

L’absence de législation au niveau fédéral a été soulignée dans nombre d’entretiens que j’ai menés, dans la même mesure que les divisions liées au contexte racial et politique du pays. « Les gens deviennent fous car il n’y a pas d’orientation claire. Certains pensent que tout ça est un coup monté. C’est juste vraiment très triste. Moi, je sais que ce n’est pas un coup monté » (Jason, Gainesville, Floride), voilà ce que répond l’un de nos interviewés qui a perdu son emploi sans avoir bénéficié d’aucune allocation chômage. Plus tard, au cours de l’entretien, il s’est attardé sur le fait que, pour lui, les conséquences économiques de la pandémie étaient aussi réelles et douloureuses que ses effets sanitaires. D’autres interviewés ont insisté sur leur volonté d’entendre opinions et conseils d’experts. C’est le cas de Silas, victime du Covid-19 il y a un an : « Il n’y a pas une seule personne vers qui se tourner, pour se sentir en sécurité, ou qui puisse prendre les bonnes décisions. Je crois que c’est ça, en fait, la chose la plus chaotique à propos de cette pandémie, je veux dire, c’est qu’il n’y a personne pour dire : ok, voilà ce qu’on devrait faire. » (Salt Lake City, Utah)

Même certains professionnels de santé exprimaient le souhait de n’entendre qu’une seule voix durant cette situation d’urgence. Une infirmière de Floride a ainsi insisté sur le fait que les campagnes de communication soient factuelles, ce qui n’était pas le cas selon elle : « Ce dont on a réellement besoin, c’est la vérité… car il y a tellement d’informations contradictoires et les gens se politisent : ça donne des divisions entre ceux qui portent le masque et ceux qui ne le portent pas, ceux qui s’isolent chez eux, et ceux qui se mobilisent au nom de leurs libertés et veulent mener leur vie comme ils l’entendent peu importe ce qu’il se passe. C’est juste ridicule, car ce dont on a réellement besoin, c’est la vérité. » (Kristine, Melbourne)

La différence majeure entre les États-Unis et les pays européens où notre programme de recherche ANR se déroule, concerne l’extrême visibilité des cassures politiques et raciales que met en évidence le Covid. Comme pour de nombreuses autres problématiques sanitaires, ce sont les personnes de couleur qui sont touchées de manière disproportionnée. Durant un entretien tenu au printemps 2020, Sonia expliquait que c’était la raison pour laquelle certaines personnes ne se sentaient pas vraiment concernées dans la lutte contre la pandémie. « Il existe un proverbe qui dit vrai :  lorsque l’Amérique blanche a un rhume, l’Amérique noire attrape une pneumonie ; eh bien c’est ça qui se passe réellement et littéralement :  voilà un truc qui nous fait tomber malade de pneumonie et nous tue. Quand ils ont réalisé que ça touchait principalement les Noirs, les personnes de couleur et les personnes âgées, les réactions des Blancs autour de moi se résumaient à “Bon, ok, je ne suis pas vraiment concerné”. » (Philadelphia, Pennsylvanie)

Depuis le début de la pandémie, il y a eu un effort de réflexion collective sur ce que cette expérience révèle et comment le monde dans lequel nous vivons pourrait irrémédiablement changer. Au cours de mes recherches, j’ai pu observer un certain optimisme quant à 2020 comme étant l’année où les formes d’oppression systémique ont été à la fois révélée au grand jour et remobilisées. Apard, qui vit à Pittsburgh en Pennsylvannie et qui est atteint d’une maladie chronique, a exprimé son espoir que la pandémie oblige le pays à « voir avec lucidité ce qui est cassé pour que soit durablement réparé. Pas avec des rustines, car ça peut donner l’illusion que qu’il n’y a pas de fuite chez vous, mais derrière les murs, ça fuit. Au sous-sol, ça fuit. Il faut vraiment remplacer toute la plomberie ». Cette allusion à un système cassé et au besoin de changement politique pour stopper la pandémie se retrouve dans la bouche de nombreux interviewés.

Aux États-Unis, empêcher que le virus ne fasse des dégâts biologiques et sociaux demande un engagement politique bien différent de celui qui a pu être observé cette année. Alors que les journaux voient de plus en plus dans le vaccin à venir une solution à la pandémie, nombreux sont ceux et celles qui attendent impatiemment une réponse politique adéquate. « Il existe beaucoup de manières de combattre le Covid », déclarait Sonia, quelques mois avant l’élection présidentielle. « Nous pouvons le combattre dans les urnes. » Aujourd’hui, alors que le nouveau président est en poste, le pays est dans l’attente de voir les autres changements que pourrait apporter ce nouveau mandat. Le président Joe Biden a fait adopter le premier décret fédéral sur le port du masque en janvier 2021. Cependant, il est vite apparu que même si le port du masque était désormais obligatoire dans les bâtiments fédéraux, il existe encore de nombreux espaces où ce décret n’a pas force de loi. Récemment, je suis passée en voiture devant un restaurant en Caroline du Nord, où une banderole plantée dans son parking arborait cette inscription ; « Masque non-obligatoire ». Le président Biden s’attache à souligner également la nécessité d’une réelle égalité raciale ainsi que d’une réforme profonde de systèmes sources d’injustices. Dans quelle mesure ces efforts peuvent-ils produire leurs effets ? Comment le pays va-t-il accueillir ce nouveau leadership à Washington ? Cela représente-t-il le début d’un changement social et politique de fond, ou ne sont-ce là que des discours plus apaisants que ceux que nous avons entendus ces quatre dernières années ?

 

“We can fight it up at the polls”: political identity and Covid-19 in the USA

May 10, 2020 was the day that the United States surpassed all other countries in the world in the number of Covid-19 infections. Donald Trump attempted to offer comfort a few months earlier, back in March, with the statement that the virus would be under control by Easter. He later announced that it would be over by summer because the heat would kill the virus. As I write this, our country has a new president, and vaccines seem to be providing a glimmer of hope. CNN newscasters are no longer announcing every day as the “worst day yet” of coronavirus cases. Instead, they are showing the increasing number of people vaccinated, along with mass shootings, and more Black men being killed by police. Last year the news channel recommend celebrating the Winter holidays mostly alone, calling upon Zoom and Skype to transform social traditions. The pandemic has increased the visibility of racial, social and political fissures in the country. The US has never had a cohesive response or a national lockdown like France or most other countries in Europe. Some individual states called for masks to be worn in public spaces, but thirteen states never had any mask orders at all.

I am the US-based research team member of ANR CoMeSCoV.This research brings together a team of social scientists conducting fieldwork to examine how the pandemic and its response is shaping and being shaped by the three countries of focus[MOU1] - the United States, France, and Italy. For this work, from May through August 2020, I interviewed healthcare workers, individuals who were diagnosed with Covid-19 and community mobilizers about their experiences as the US confronted this pandemic. Our research team noticed many key differences between the three countries, notably how the collective response and mourning seen in Italy and France compares with the individualistic conceptions of political and social identity in the United States.

Gainesville, the town where I am based in Florida, is a small university town where Democratic candidates usually win elections. The state has no mask legislation and has also forbidden cities from giving out fines for not wearing masks. However, in Gainesville we see people wearing masks, due to personal choice as well as city-legislation. Immediately outside this town are rural, more politically conservative areas where masks are seen differently. Signs reading “Masks=oppression, my body my choice” are planted in some road medians.  

Since there has been no national mask ordinance issued, rules and behaviors in the US surrounding masks are shaped by personal conceptions of risk as well as political identity. The decision to wear (or not wear) a mask is often driven as a symbol of belonging to a political party. Bryan from Melbourne, FL who was diagnosed with Covid in March, described wearing a mask regularly since his infection, in spite of many negative reactions from people who he assumes are republicans who strongly discouraged mask use, especially in the early months of the pandemic: “I would love to know if this is specifically a phenomenon for America at this point in time, or with the other pandemics or Covid around the world or the other pandemics that we've gone through. Was ever it politicized before like this? Where if you're a Trumper or you don't wear a mask and if you're not, you do”.

Mask wearing has increased overall since the pandemic spread to more politically conservative areas of the country. Jimmy, who identifies as a left-leaning democrat who was infected with Covid in April 2020, described how the conservative republicans who he works with began to wear masks over the summer. Although they are now wearing masks, Jimmy describes how these individuals use these masks to express their conservative political identities: “They literally will have like camo masks on or like Confederate flag masks on or something like identify them like, ‘Hey dude, like, yeah, I'm wearing a mask, but I want you to know I'm a total racist piece of shit’ And then I'll just have my regular hospital one on and it confuses them because it's like, I’m just a regular flu quarantine guy” (Pittsburgh, Pennsylvania).

The lack of direction at the national level was highlighted in many of the interviews that I conducted, as well as the divisions caused by the racial and political context of the country. “People are going nuts because there isn't any clear direction. Some people think it's fake. It's just really sad. I know it's not fake” (Jason, Gainesville, FL) one respondent stated, who had lost his job without any unemployment support. Later during the interview, he explained how for him, the economic impacts of the pandemic were just as real and just as painful as the health effects. Other respondents described a desire for expert opinions and advice, such as Silas who had been sick with Covid-19 early in the year: “There's not one person to turn to, to be safe, to make the calls right now. That's like the most, I think like chaotic thing about this pandemic is like, there's no one saying, okay, here's what we should do” (Salt Lake City, Utah).

Even some healthcare providers expressed a desire for a single voice during this emergency situation. A nurse from Florida expressed a desire for honest communication, which she felt was not being given: “what we really need is the truth…because there's so much conflicting information and people are politicizing; it's just started to divide people like mask wearers and non-mask wearers and people that stay home and people that are gonna stand up for their civil liberties and live their lives regardless. It's just kind of become a little bit ridiculous, where what we really need is the truth” (Kristine, Melbourne).

The biggest difference between the US and the European countries where our ANR research program is taking place is how clearly Covid is highlighting existing racial and political fissures. Covid-19 in the US, like many other health issues, is disproportionately affecting people of color. During an interview in the Spring of 2020, Sonia explained that this is why some people are not very concerned about effectively responding to the pandemic. “There is a true statement of when, white America gets a cold, black American gets pneumonia, it's playing out in such a stark and real way with something that's actually giving us pneumonia and killing us. The attitudes of white people around me when they realized that it was mostly affecting Black and Brown bodies and old people, there was a lot of ‘oh, well, it's not me’”. (Philadelphia, PA).  

Since the beginning of the pandemic, there has been a lot of collective reflection on what this experience is revealing and how it might permanently change the world in which we live. In my research, I have seen an optimism about 2020 being the year that oppressive systems are revealed and recreated in the country. Arpad, who lives in Pittsburgh, Pennsylvania, with a chronic health condition, expressed a hope that the pandemic will force the country to "clearly see what is broken and fix it in a sturdy way. Not with duct tape, because duct tape might give you the illusions that you have no leaks, but behind the wall it's leaking. In the basement it's leaking. You really need to replace some of that plumbing". This allusion to a broken system and the need for political change to stop the pandemic was shared by many interview respondents.

In the United States, preventing social and biological destruction from the virus requires a different type of political engagement than we have seen this year. While the newspapers increasingly focus on the upcoming vaccine as a solution to the pandemic, a political response is being demanded by many. “There's a lot of ways that we can fight Covid…” Sonia stated, a few months before the presidential election: “We can fight it up at the polls”. Now that a new president is in office, the country is waiting to see what other kinds of change this brings. President Joe Biden to enacted the country’s first national mask order in January 2021, however we found out that, although this now makes it obligatory to wear a mask in federal buildings, there are many spaces that this order cannot touch. I drove past a restaurant in North Carolina recently that had a sign hanging in its parking lot flaunting “no masks required”. President Biden is also emphasizing the need for racial equity and transformation of the systems that produce injustice. How deep can these efforts penetrate? How will the country react to this new national leadership? Does this represent the beginning of broader political and social change, or does it just leave us with more comforting words than we heard over the previous four years?

 

 

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A propos de l'auteur: 

Kelley Sams est une chercheuse post-doctorante à l’Institut de recherche pour le développement et au Laboratoire des populations, de l’environnement et du développement à Marseille (IRD-LPED). Son travail se concentre sur les réponses sociales aux maladies infectieuses et à la circulation des traitements médicaux.