Une autre pandémie : la pollution

La pandémie du coronavirus aura-t-elle pour effet d’endiguer le réchauffement climatique et la contamination du monde lié aux pollutions massives, ce qu’aucune politique publique n’était parvenue à réaliser ? La nature se « vengerait-elle » de l’action de l’humanité, de la destruction des forêts et de la marchandisation intensive du vivant, en libérant un virus présent naturellement dans un écosystème, comme le sont 60 % des virus en circulation dans le monde, dont le VIH, le Sras et Ebola ?

À côté des décomptes morbides quotidiens sur les morts du Covid-19, d’autres indicateurs signalent qu’un nombre important de vies seront épargnées grâce à la réduction drastique des activités économiques. Rappelons que selon l’OMS, la pollution atmosphérique est responsable de la mort prématurée de cinq à neuf millions de personnes par an dans le monde. Or des études, relayées par la presse, montrent que les émissions de gaz à effet de serre et la pollution ont fortement baissé dans les grandes régions industrielles, de l’ordre de 30 à 40 % en Chine (NASA), en Italie du Nord (Agence européenne de l’environnement), à Paris (Airparif) et plus largement en Europe (Agence spatiale européenne). Marshall Burke, de l’université de Stanford, a tenté de quantifier la sous-mortalité induite par cette baisse de la pollution en Chine et estime que deux mois de confinement a réduit d’environ 75 000 individus la surmortalité provoquée par la pollution. L’histoire offre d’autres exemples de crises de grande ampleur qui interrompirent les activités polluantes ordinaires, durant la Seconde Guerre mondiale, par exemple, où il devint à nouveau possible de pêcher des saumons dans la Seine alors que ces poissons avaient disparu depuis au moins cinquante ans. Aujourd’hui, chacun constate quotidiennement que l’air devient plus respirable en ville, alors que le chant des oiseaux se fait à nouveau entendre.

Il est bien entendu trop tôt pour dresser un bilan exact des effets de la baisse de la pollution liée à la pandémie. Du reste, ce type d’agrégats globaux reste peu significatif – et sans doute indécent – à l’échelle des régions fortement touchées par le virus, comme le Hubei, la Lombardie ou Madrid. La pollution n’est d’ailleurs pas la seule variable modifiée par la pandémie. D’un côté, on note la baisse des accidents de la route (qui tuent 1 300 000 personnes par an dans le monde) et du travail. À l’inverse, l’air intérieur des logements est de moins bonne qualité, les accidents domestiques augmentent, tout comme les violences conjugales, et il faudrait quantifier les effets délétères du confinement sur la santé physique et mentale ainsi que, bombe à retardement, de la paupérisation de larges pans de la population, les plus précaires en premier lieu, autant de facteurs qui dégradent la santé humaine. Ces quelques paramètres, non exhaustifs, montrent qu’il serait audacieux d’avoir un jugement définitif sur l’impact global des politiques de confinement et de réduction de l’activité économique.

L’épisode inédit que nous traversons a le mérite de montrer qu’une action volontariste et forte était possible, malgré les dénis des dernières décennies affirmant qu’il n’y aurait pas d’alternatives à la mondialisation néo-libérale et son consumérisme forcené. La politique existe donc encore et elle n’a pas à se déclarer impuissante face à l’idéologie de la croissance ; c’est une leçon à tirer pour envisager à l’avenir d’autres mesures drastiques pour affronter un autre danger de santé publique, la pollution, aux effets tout autant sinon plus mortels. Certes, le coronavirus stupéfie par sa violence ; il rejoue l’imaginaire de la peste et des grandes peurs, il frappe les esprits par sa soudaineté, son caractère aléatoire et sa diffusion exponentielle ; le consentement aux mesures drastiques semble donc acquis. Bien qu’on n’en perçoive peut-être pas les effets de manière immédiate, la pollution, chronique, massive et insidieuse est pourtant bien un fléau mondial, un fléau que l’on connait, et qui pourrait être jugulé par des politiques ambitieuses et de long terme, incluant une pédagogie nécessaire à ces mesures. À la pollution atmosphérique, il faudrait d’ailleurs ajouter celle de tous ces toxiques (métaux lourds, perturbateurs endocriniens, etc.) qui, dans la mer, dans la terre et les rivières, contaminent les milieux et la chaîne alimentaire, et que l’on retrouve dans nos organismes.

Tout le monde est bien conscient du caractère conjoncturel de la diminution de la pollution consécutive aux politiques d’endiguement du virus ; une fois le danger provisoirement passé il y a de fortes chances que les gouvernants relancent les vieilles recettes qu’ils préconisaient jusqu’alors : le soutien à l’activité économique et la déferlante technologique, qui pointe déjà avec les injonctions à la numérisation et l’imposition des logiques de surveillance. Les exemples historiques le montrent et l’expérience de 2008 et du rebond chinois peut le faire craindre. Plus grave, l’Histoire montre aussi combien la trajectoire prise par nos sociétés depuis deux siècles, fondée sur des politiques guidées par la confiance aveugle dans un progrès réduit à sa dimension technique et scientifique, a abouti à la dissémination de molécules toxiques et à la destruction de notre planète. Or, science sans conscience n’étant que ruine de l’âme, une refonte structurelle en profondeur de ce paradigme doit émerger. Au lieu d’une artificialisation accrue de nos milieux de vie et d’un contrôle social toujours plus poussé au nom de la santé publique, comment repenser nos structures économiques et sociales, nos modes de production, pour limiter nos empreintes délétères sur le monde ? En somme : repenser notre rapport à la nature ; abandonner l’extractivisme ; rejeter la prédation et la frénésie productiviste ; démanteler nombre d’industries qui ne sont pas essentielles ; soumettre la sphère économique à la sphère sociale et culturelle ; imaginer un mode de vie moins énergivore, plus respectueux de toutes les formes de vivant. Un imaginaire qui ne pourrait tolérer l’altération des milieux. Et qui jugulerait enfin cette pandémie chronique qu’est la pollution.

 

Article publié dans Le Monde, le 12 avril 2020.

 

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A propos de l'auteur: 

François Jarrige est maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université de Bourgogne et membre du Laboratoire interdisciplinaire de recherche "Sociétés, Sensibilités, Soin" (Lir3s, CNRS/Ub). Il s'intéresse à l’histoire des sociétés industrielles et interroge les conflits, débats et controverses qui accompagnent les changements techniques et l’industrialisation de l’Occident.

Thomas Le Roux, historien, est chargé de recherche CNRS et directeur du Centre de recherches historiques (CRH, EHESS/CNRS). Ses recherches portent sur l’histoire environnementale, économique et sociale, et plus particulièrement l’histoire des risques et des nuisances industrielles et minières et l’histoire de la santé au travail aux XVIIIe et XIXe siècles.