Changez, lisez !

[English version below]
Dans son discours du 16 mars 2020, le Président de la République, évoque les changements des modes de vie des françaises et français pour les semaines de confinement annoncées. Il imagine, en quelques mots, le périmètre de ce basculement en se projetant dans l’inconnu à venir, des conditions de vie concrètes de chaque citoyen·ne.
« Mes chers compatriotes, je mesure l'impact de toutes ces décisions sur vos vies. Renoncer à voir ses proches, c'est un déchirement ; stopper ses activités quotidiennes, ses habitudes, c'est très difficile. Cela ne doit pas nous empêcher de garder le lien, d'appeler nos proches, de donner des nouvelles, d'organiser aussi les choses avec nos voisins, d'inventer de nouvelles solidarités entre générations, de rester, comme je vous l'ai dit jeudi dernier, profondément solidaires et d'innover là aussi sur ce point. […] En restant chez vous, occupez-vous des proches qui sont dans votre appartement, dans votre maison. Donnez des nouvelles, prenez des nouvelles. Lisez, retrouvez aussi ce sens de l'essentiel. Je pense que c'est important dans les moments que nous vivons. La culture, l'éducation, le sens des choses est important ».
Il y aurait beaucoup à dire sur cette pensée en généralité : l’encasernement solitaire dans des appartements exigus, l’entassement de familles nombreuses dans des espaces étriqués, ou, à l’inverse, le repli paisible dans des résidences secondaires ou des villas urbaines ne sont pas évoqués. En deçà de l’appel à vivre – enfin ? – de manière civilisée, c’est-à-dire cultivée, l’image de la retraite spirituelle se dessine en arrière plan : cette crise serait ainsi l’occasion de trouver – dans le meilleur des cas, de retrouver – la sérénité intérieure de l’homme cultivé.
Entendant ces mots, j’ai tout de suite pensé aux loges marmoréennes du musée de la Grande Chartreuse (Isère), visitées cet été. Menacés par la contagion – laquelle ? –, les Français·es de ce mois de mars 2020 auraient-ils tout à gagner à retrouver les « valeurs essentielles » vantées par le Président de la République ?
Un tel appel laisse rêveur : résilience religieuse – quelques sociologues ont clamé avec force d’argumentations ces dernières décennies la grande bascule de la sécularisation de nos sociétés « modernes » –, ethnocentrisme de milieu – le Président de la République s’adresse-t-il également aux « 53 % des Français·es qui déclarent spontanément lire peu ou pas du tout de livres » (Pratiques culturelles des Français, 2008) –, prétention à dire le sens des vies et des formes de vie, paternalisme élitaire, et j’en passe ?
Les chercheuses et chercheurs qui se retrouvent, comme les autres, astreint·es à résidence pourraient sans doute être les derniers à se plaindre d’un tel appel : ils peuvent rester longtemps immobiles, plongé·es dans la lecture et l’écriture chronophages de leurs ouvrages, entouré·es de leurs bibliothèques physiques et numériques. Pour autant la forme de cet appel à retrouver les « valeurs essentielles » est bien troublante : comment penser le « grand chantier de la laïcité » sans reconnaître la résilience symbolique profonde du catholicisme en France ? Comment donner le goût d’explorer les mondes de l’écriture, à celles et ceux qui ne les expérimentent pas encore, sans jouer les donneurs de leçon ? Pourquoi maintenir cette pensée discontinuiste qui isole les diverses formes d’écriture et de lecture du reste des pratiques réflexives ? Comment reconnaître et faire coexister la diversité des manières de vivre et des valeurs ultimes ? La plongée en apnée relationnelle à laquelle nous sommes convié·es est pourtant une occasion unique d’interroger ces dernières, pour peu qu’on oublie très vite cet appel lancé depuis les Champs-Élysées.
Article publié dans le blog « Confinements » le 1er avril 2020
Change, Read!
In the speech he gave on 16 March 2020 to announce the confinement for the weeks to come, the President of the Republic urged the French to change their lifestyles. In just a few words, he envisioned the scope of this radical change by projecting himself into the unknown, into the concrete living conditions of each citizen.
"My dear fellow citizens, I am fully aware of how these decisions are going to impact your lives. Renouncing to visit your loved ones is a heartbreak; stopping your daily activities and habits is very difficult. This should not prevent us from keeping in touch with one another, calling our loved ones, giving news, organizing things with our neighbours, inventing new forms of solidarity between generations, remaining, as I told you last Thursday, deeply united and innovative on this point too. [...] As you will stay at home, take care of the relatives who live with you, in your household. Give news, get news. Read, rediscover also this sense of the essential. I think it's important in this period. Culture, education, the sense of things is important".
Much could be said about this generalization: no mention whatsoever of the solitary confinement in cramped homes, of large families overcrowding tiny, tight spaces, or, conversely, of the peaceful retreat into second homes or urban villas. Underlying this invitaition to live - at last? - in a civilized, i.e. cultured way, one can glimpse the image of the spiritual retreat: this crisis would thus be an opportunity to find - in the best of cases, to rediscover - the inner serenity of the learned man.
As I was hearing these words, I immediately thought of the marmoreal lodges of the Grande Chartreuse Museum (Isère) I visited last summer. Because they are threatened by contagion - which one? - would the French living in March 2020 have everything to gain by rediscovering the "essential values" praised by the President of the Republic?
Such an appeal leaves one wonder. Does that illustrate the religious resilience - some sociologists have been in recent decades proclaiming the great shift in the secularization of our "modern" societies? Does it embody one milieu’s ethocentrism - did the President of the Republic also address "the 53% of French people who spontaneously declare that they read few or no books" (Pratiques culturelles des Français, 2008)? Does that expose one’s pretentiousness to state what the meaning of lives and lifestyles are? Or is is elite paternalism? You name it…
Researchers who have ended, like everyone else, under house arrest may well be the last ones to complain: they can remain still for a long time, immersed in the time-consuming reading and writing of their works, surrounded by their physical and digital libraries. However, the form of this call to rediscover "essential values" is quite unsettling: how can one think of the "great work of secularism" without recognizing the profound symbolic resilience of Catholicism in France? How to entice those who have not yet experienced it to explore the world of books, avoiding the trap of lecturing them? Why endorse this discontinuous thinking that isolates the various forms of writing and reading from the rest of reflexive practices? How can the diversity of lifestyles and ultimate values be recognized and coexist? The leap into a relationship-less world to which we are invited today is however a unique opportunity to tackle those questions, as long as we quickly forget this call launched from the Champs-Élysées.
A paper published in the blog « Confinements » of 1rst April 2020
Pour en savoir plus/References :
- Christian Papilloud, « Trois épreuves de la relation humaine : Georg Simmel et Marcel Mauss, précurseurs de l’interactionnisme critique », Sociologie et sociétés, vol. 36, n° 2, p. 55–72
- Albert Piette, La Religion de près : l’activité religieuse en train de se faire, Paris, Métailié, 1999
- Gaspard Salatko, « The Invention of Sacred Art Museums in France. A Material History of Secularization? », dans Cyril Isnart & Nathalie Cezerales, The Religious Heritage Complex: Legacy, Conservation, and Christianity, (part II), Bloomsbury Ed., 2020
- Jean-Marie Schaeffer, « Entendre et écouter. Compétences procédurales et connaissance explicite dans l’écoute musicale », in Pedler, Emmanuel & Cheyronnaud, Jacques, Théories ordinaires, Série Enquête, Paris, Editions de l’EHESS, 2013, p. 23 et s.
La direction de l'image et du son vous recommande :
- Pratiques de lecture : librairies, bibliothèques, lecture en ligne (États généraux de l'édition en sciences humaines et sociales)
- Les évolutions de la lecture en sciences sociales (Éditions de l'EHESS)
- La culture a-t-elle un avenir ? (Cercles de formation)
Les Éditions de l'EHESS vous recommandent :
- Soigner par les lettres. La bibliothérapie des Anciens
Édition établie par Antoine Pietrobelli - La distinction des savoirs
Édité par Bernard Walliser
À découvrir
- Le blog « Confinements » sur Hypothèses
À retrouver dans le Carnet de l'EHESS :
- Ève Bureau-Point, « Quand mon territoire fait l’expérience de l’épidémie (1) : le Périgord noir », 22 juin 2020
- Olivier Coulaux, « L’économie de la quarantaine et ses contradictions. Le cas de Naples », 6 avril 2020
- Pascale Haag, « Confinement et éducation à distance. Le regard des élèves », 29 avril 2020
- Marianne Le Gagneur, « 2020, l'année du télétravail ? », 22 avril 2020
- Alain Rauwel, « Les pratiques rituelles par temps de pandémie », 9 avril 2020
- et la bibliographie générale du Carnet de l'EHESS : perspective sur le coronavirus
On en parle dans les médias :
- « L'épreuve du confinement révèle des inégalités qui peuvent devenir haine », François Dubet, La Tribune, 06/04/2020
- « Antonio Casilli : "Le confinement se décline différemment selon sa place dans la société" », Antonio Casilli, Libération, 25/03/2020
- « Ce que la solitude peut nous apprendre », Olivier Remaux, Le Monde des religions, 22/08/2018
Retrouvez l'intégralité des chercheurs et chercheuses de l'EHESS dans la revue de presse Coronavirus : Regards de l'EHESS.
Directeur d'études à l'EHESS (Centre Norbert Elias), Emmanuel Pedler a pour champs de recherche la sociologie de la culture et de la communication, la sociomusicologie, la sociologie des institutions artistiques savantes et l'épistémologie des méthodologies en sciences sociales.