Le coronavirus porte-t-il le coup de grâce aux jeunes générations ?

L’analyse des facteurs de risque de décès du coronavirus est édifiante : l’âge écrase toutes les autres variables. Ainsi, d’après les données de Santé Publique France, 60 % des décès imputés à la Covid-19 depuis le 1er mars 2020 concernent des hommes et des femmes âgées de plus de 80 ans et près de 35 % des personnes âgées de 60 à 79 ans. Une telle incidence de l’âge, qui écrase toutes les autres variables, donne assurément des arguments à celles et ceux qui défendent la thèse du sacrifice des jeunes générations au nom du salut des plus âgés. Les longues semaines de confinement, la fermeture des écoles, collèges, lycées et universités, les restrictions à la sociabilité juvénile ou encore la fin des activités sportives auraient avant tout pénalisé les plus jeunes, lesquels continueraient ainsi en cet automne d’être sacrifiés au nom de la préservation de la santé et de la vie des plus âgés. Après le chômage de masse, les difficultés d’insertion sur le marché du travail, la réforme des retraites et les conséquences du dérèglement climatique, des millions de jeunes feraient ainsi les frais d’une politique sanitaire visant à sauver la vie de quelques dizaines de milliers de seniors déjà bien favorisés par l’existence. En un mot, la crise sanitaire obérerait encore un peu plus le destin des jeunes générations faisant figure de principales victimes de la catastrophe en cours. La réalité est toutefois plus complexe.
Disons-le d’emblée, l’âge ne saurait constituer la seule clé de lecture des facteurs d’exposition au coronavirus. Pour le dire de manière un peu caricaturale, la Covid-19 n’est pas qu’une maladie de personnes âgées. C’est aussi une maladie d’ouvriers dans les abattoirs, d’aides à domicile, de caissières, de SDF ou d’habitants des quartiers populaires et d’immigrés. À cet égard, la situation de la Seine-Saint-Denis est explicite. Un travail de l’Ined cherchant à expliquer le taux de surmortalité de 134 % observé dans ce département pendant la première phase de l’épidémie a mis en évidence la corrélation étroite entre pauvreté, discrimination ethnique ou raciale et exposition au virus. En matière de risque sanitaire, il faut ainsi manier la variable « génération » avec la même prudence que dans d’autres domaines de la vie sociale, c’est-à-dire en gardant à l’esprit qu’elle demeure fracturée par les inégalités sociales : une jeune caissière travaillant dans une ville dense a probablement bien davantage de risques de contracter le coronavirus, et possiblement d’en subir de longues séquelles, qu’une étudiante réfugiée dans la résidence secondaire de et avec ses parents sexagénaires, lesquels sont bien davantage protégés que leurs homologues vieillissant dans des cités – denses – d’habitat social. En un mot, il y a les générations, certes, mais n’oublions pas les classes sociales.
Est-ce à dire que les jeunes ne souffriront pas de la crise sanitaire et de ses conséquences ? Non, évidemment. D’abord, du côté de celles et ceux qui ont la chance de faire des études, l’expérience étudiante est considérablement transformée. Ces quelques années de vie étudiante, si importantes dans les parcours et trajectoires individuelles, se trouvent déjà amputées de deux semestres de sociabilité et d’effervescence fondatrices. Plus généralement, nombre de jeunes souffriront de l’interminable crise économique et sociale qui se profile. Assurément, il ne fait pas bon chercher un premier emploi en cette année 2020. Les difficultés d’insertion sur le marché du travail, structurelles depuis des décennies maintenant, vont encore grandir au cours des prochains mois, voire des prochaines années, avec le risque de voir s’accroître les poches de pauvreté qui se creusent parmi les jeunes, faute d’un accès universel aux droits sociaux avant l’âge de 25 ans. Plus généralement, le retard de l’accès au premier emploi stable va peser sur le début de carrière des jeunes actifs et il faudra mesurer ce qui perdure de ces difficultés initiales dans quelques années (c’est la question de l’effet-cicatrice). Cependant, ici encore, il faut distinguer parmi les jeunes, entre les diplômés et les autres. C’est bien le sort de ces derniers qu’il faudra scruter, tant ils risquent d’être durablement exclus d’un marché du travail dont ils constituent l’une des variables d’ajustement. Cependant, à nouveau, les jeunes ne seront pas les seules victimes de la crise économique : que dire des travailleurs dits « senior », licenciés à mesure que se creuse une récession qui sonnera la fin prématurée de leur carrière professionnelle ?
Faire de la génération la seule clé de lecture des six derniers mois serait ainsi une erreur redoutable. Ceci n’empêche pas de prendre très au sérieux ce que la période nous dit du sort des jeunes les plus vulnérables. La pandémie aiguise la conscience de toutes les impasses et de tous les dysfonctionnements de nos sociétés néolibérales. Concernant la jeunesse, saisissons-nous de ce moment pour réfléchir à la place qu’on souhaite lui laisser dans nos pays vieillissants. Réfléchissons collectivement à la manière d’aider les différentes fractions de la jeunesse à surmonter cette crise, jetons les bases d’une véritable politique publique d’accès à l’autonomie des jeunes, élaborons des dispositifs protégeant les plus vulnérables d’entre eux. Nul besoin pour cela d’attiser les braises d’une fantasmée guerre des générations dont l’évocation ne fait que dissimuler ce qui fracture nos sociétés : la force des inégalités sociales.
Article initialement paru le 1er octobre 2020 sur le blog de Camille Peugny
Pour en savoir plus :
- Tom Chevalier (2018), La jeunesse dans tous ses états, Paris, PUF.
- Camille Peugny et Cécile Van de Velde (2013), « Repenser les inégalités entre générations », Revue française de sociologie, Vol. 54, n° 4, p. 641‑662.
- Camille Peugny (2020), « Générations, jeunesses et classes sociales. Un quart de siècle d’analyse des inégalités », Agora débats/jeunesse, n°86, à paraître.
- Cécile Van de Velde (2008). Devenir adulte. Sociologie comparée de la jeunesse en Europe, Paris, PUF.
À découvrir :
- Le blog "La boucle des inégalités" de Camille Peugny
À retrouver dans le Carnet de l'EHESS : perspectives sur le coronavirus :
- Cécile Asanuma-Brice, « Violences urbaines, économiques et virales : Quand protéger tue », 18 septembre 2020
- Yohann Aucante, « Les implications d'une crise mondiale inédite », 9 avril 2020
- Florence Bergeaud-Blackler et Valérie Kokoszka, « La gestion de la pandémie nous déshumanise-t-elle ? Un regard sur la gestion du Covid-19 en Belgique », 19 mai 2020
- Aïcha Bounaga, Hamza Esmili et Montassir Sakhi, « Marges urbaines, formes de vie confinées et ouvertures critiques. Relire De Martino au temps de la catastrophe », 11 mai 2020
- Olivier Coulaux, « L’économie de la quarantaine et ses contradictions. Le cas de Naples », 6 avril 2020
- Pascale Haag, « Confinement et éducation à distance. Le regard des élèves », 29 avril 2020
- François Jarrige et Thomas Le Roux, « Une autre pandémie : la pollution », 29 avril 2020
- Bénédicte Zimmermann, « Redéfinir ce pour quoi nous travaillons pour prendre soin de ce à quoi nous tenons », 15 juin 2020
- et la bibliographie générale du Carnet de l'EHESS : perspective sur le coronavirus
On en parle dans les médias :
- « Après le confinement, assurer la continuité relationnelle plus que la continuité pédagogique », Pascale Haag, Le Monde, 19/05/2020
- « Comprendre l’effet du confinement sur les conditions de vie », Nathalie Bajos, Libération, 13/05/2020
- « Le Covid-19, révélateur de nos failles institutionnelles », Alain Trannoy, Les Échos, 22/04/2020
- « Peut-on éviter une crise sociale en plus de la crise sanitaire en France ? », Serge Paugam, RFI, 21/04/2020
- « Les conséquences des pandémies résultent aussi de choix politiques », Pierre-Cyrille Hautcoeur, Le Monde, 08/04/2020
Retrouvez l'intégralité des chercheurs et chercheuses de l'EHESS dans la revue de presse Coronavirus : Regards de l'EHESS.
Camille Peugny, sociologue, est professeur à l’université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines et membre du laboratoire Printemps