Covid-19 et instrumentalisation politique au Cambodge

Victime d’une contamination précoce, signalée par un cas infecté le 27 janvier 2020, le Cambodge est lourdement affecté par une crise qui pèse essentiellement sur l’économie du pays. Près de trois mois après le recensement du premier cas, les données officielles datant du 15 avril n’indiquent aucun décès lié au Covid-19 et un nombre de contaminés s’élevant à 122 personnes pour une population d’environ seize millions d’habitants. En d’autres circonstances, le Covid-19 comme maladie serait considéré comme un épiphénomène. C’est la persistance d’une menace épidémique, l’impact effectif sur l’économie et l’instrumentalisation politique de la pandémie qui expliquent le positionnement central du Covid-19 dans les discours et les pratiques des autorités du pays. Le virus apparaît comme un prétexte politique permettant de consolider les ambitions des dirigeants cambodgiens dans les relations diplomatiques du pays et d’imposer leur domination dans le périmètre politique national. Le cas du Cambodge forme un exemple évocateur pour l’étude des réappropriations sociopolitiques de problèmes considérés comme initialement sanitaires.
Dès la déclaration de l’épidémie à Wuhan en décembre 2019, le Covid-19 est utilisé dans les relations diplomatiques du Cambodge, le Premier Ministre Hun Sen soulignant à maintes reprises son soutien indéfectible envers une Chine déstabilisée. L’homme fort du pays met ensuite en œuvre un ensemble de stratégies en ce sens, comme le refus de rapatrier les Cambodgiens établis à Wuhan. Il réalise aussi un coup de maître diplomatique. Hun Sen accepte l’arrimage du navire Westerdam au large de la ville portuaire de Sihanoukville le 13 février. La prise en charge de ce bateau de croisière placé sous pavillon américain avait alors été refusée pour des raisons de biosécurité par six pays de la région. Le Cambodge se distingue en faisant débarquer les passagers et recueille pour cet acte les louanges de l’Organisation mondiale de la santé. Les pratiques qui ont entouré l’affaire du Westerdam n’entendaient cependant pas à lutter contre la propagation du virus. Hun Sen avait jusque-là minimisé les risques associés au Covid-19, n’hésitant pas à outrager les journalistes et les officiels portant le masque. Plus de deux mille passagers débarquèrent donc dans le pays, parmi lesquels plusieurs cas positifs ont été plus tard avérés. La démarche du Premier Ministre permit de renouer ses relations avec les États-Unis qui reprochèrent au gouvernement cambodgien l’emprisonnement injuste du dirigeant principal du parti d’opposition en 2018. L’épisode du Westerdam avait aussi pour objectif de détourner l’attention des médias la semaine exacte où l’Union européenne retira divers privilèges commerciaux au Cambodge en raison des malversations du gouvernement visant à éliminer toute forme d’opposition politique. La crise du Covid-19 ouvre ainsi une nouvelle arène pour les manœuvres les plus audacieuses.
C’est particulièrement le cas dans la chasse aux « fake news » portant sur l’épidémie et sur la façon dont le gouvernement en assure la gestion. Cette chasse à l’infox, préexistante à la crise actuelle, a été institutionnalisée au Cambodge à l’occasion du Covid-19 par le ministère de l’information, qui créa le 11 mars 2020 le Fake News Monitoring Committee. Ce comité est officiellement missionné pour lutter contre les pages Facebook et les sites Internet portant en eux le pouvoir de nuire à la sécurité nationale, d’apeurer les populations ou de créer le désordre social. Le gouvernement a ordonné l’arrestation de plus de quarante personnes depuis fin janvier, dont certaines ont écopé de prison ferme pour avoir supposément incité au désordre ou entamé la réputation des dirigeants. Il s’agit bien souvent d’activistes et de personnes appartenant à des bords politiques opposés au Parti du peuple cambodgien (CPP) dirigeant. On leur reproche d’avoir posté leurs opinions sur les réseaux sociaux, comme l’annonce de la contamination d’un proche ou la critique des agissements du gouvernement face à l’épidémie. Cette atteinte à la liberté d’expression participe de pratiques malheureusement communes dans ce pays, comme ce fut le cas lors des élections nationales de 2018 lors desquelles les radios et les organes de presses non acquis aux propos d’Hun Sen et du CPP ont été fermés. La crise du Covid-19 rend encore plus visibles les agissements visant à écarter les opposants et à museler la population. Elle accentue les traits et les travers d’un pays placé sous le joug d’un régime autocratique.
Le tableau s’assombrit malheureusement aujourd’hui. À l’heure où ces lignes sont écrites, le Premier ministre s’apprête à mettre le pays en état d’urgence, conformément à l’article 22 de la constitution. L’état d’urgence lui conférera une dangereuse omnipotence. Utilisant de nouveau l’épidémie de Covid-19 comme prétexte, Hun Sen aura ainsi tous les droits pour surveiller et contrôler les médias, les télécommunications et l’internet, ainsi que d’interdire la diffusion d’informations pouvant causer la peur et le chaos social. Dix années d’emprisonnement constituent la peine maximale pour quiconque tenterait d’enrayer la bonne marche de l’état d’urgence et compromettrait la sécurité du pays. Or, les accusations fallacieuses montées de toutes pièces, relevant de la trahison et du chaos, ont tristement marqué l’histoire récente du pays. Il y a fort à croire que la politique d’oppression envers les opposants au régime atteigne dans les semaines qui viennent un redoutable paroxysme, mettant plus encore en péril droits de l’homme et libertés.
Ces pratiques ont à ce jour pour corolaire une relative négligence du risque sanitaire. Face à la pauvreté du système de santé national, très mal équipé et souffrant d’une pénurie chronique de praticiens spécialisés, la déclaration d’une épidémie nationale à grande échelle telle que la connaissons en Europe s’annoncerait comme une effroyable catastrophe.
Pour en savoir plus :
- Stefan Elbe, Pandemics, Pills, and Politics: Governing Global Health Security, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2018
- Ron Klain, “Politics and Pandemics”, New England Journal of Medicine, 379, 2018, p. 2191-2193
- Alexander Laban Hinton, Why Did They Kill? Cambodia in the Shadow of Genocide, Berkeley, University of California Press, 2004
- M. Quet, L. Pordié, A. Bochaton, S. Chantavanich, N. Kiatying-Angsulee, M. Lamy, P. Vungsiriphisal, “Regulation Multiple. Pharmaceutical Trajectories and Modes of Control in the ASEAN", Science, Technology and Society, 23, 3, 2018, p. 1-19
- J. Ovesen, I.-B. Trankell, Cambodians and their Doctors: A Medical Anthropology of Colonial and Post-colonial Cambodia, Copenhagen, NIAS Press, 2010
- Sebastian Strangio, Hun Sen’s Cambodia, New Haven, Yale University Press, 2014
Les Éditions de l'EHESS vous recommandent :
- L'hôpital en Asie du Sud. Politiques de santé, pratiques de soin
Études réunies par Clémence Jullien, Bertrand Lefebvre & Fabien Provost - Divins remèdes. Médecine et religion en Asie du Sud
Inès G. Zupanov & Caterina Guenzi (eds) - Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France (1978-1979)
Michel Foucault, édition établie sous la direction de François Ewald et Alessandro Fontana, par Michel Senellart - Le gouvernement des corps
Didier Fassin & Dominique Memmi (eds)
À retrouver dans le Carnet de l'EHESS :
- Yohann Aucante, « L'exception suédoise ? », 20 avril 2020
- Luc Foisneau, « Léviathan 1651 versus Covid 2019. À quoi sert l'autorité de l'État en temps de crise sanitaire ? », 4 mai 2020
- Thomas Lefèvre, « Santé publique de précision et démocraties. Opportunités et dangers », 24 avril 2020
- Cléo Marmié, « Les "Français bloqués au Maroc" : une lumière crue sur l’ordre migratoire international », 15 avril 2020
- Yuwen Zhang, « Prêts pour la surveillance algorithmique en permanence ? », 7 mai 2020
- et la bibliographie générale du Carnet de l'EHESS : perspective sur le coronavirus
On en parle dans les médias :
- « Il y a longtemps que nous sommes sortis à bas bruit du régime démocratique et libéral », Pierre Manent, Le Figaro, 23/04/2020
- « Le Covid-19, révélateur de nos failles institutionnelles », Alain Trannoy, Les Échos, 22/04/2020
- « La traque du bouc émissaire, une réponse aux épidémies inexplicables », Patrice Bourdelais, Le Monde, 18/04/2020
- « Les conséquences des pandémies résultent aussi de choix politiques », Pierre-Cyrille Hautcoeur, Le Monde, 08/04/2020
- « Quand crise sanitaire rime avec rhétorique guerrière », Stéphane Audoin-Rouzeau, France Culture, 07/04/2020
- « Épidémie : Les libertés publiques sont-elles menacées ? », Antonio Casilli, France Inter, 02/04/2020
- « Coronavirus : “Les épidémies testent la relation entre les pouvoirs publics et la population” », Frédéric Vagneron, Libération, 16/02/2020
Retrouvez l'intégralité des chercheurs et chercheuses de l'EHESS dans la revue de presse Coronavirus : Regards de l'EHESS.
Chercheur en anthropologie au CNRS, membre du Centre de recherches médecine, sciences, santé et société – Cermes3 (CNRS/EHESS/Inserm/Université Paris Descartes), Laurent Pordié s’intéresse essentiellement à ce qui fait l’objet pharmaceutique au Cambodge, au travers de l’étude des réseaux de distribution, de la régulation pharmaceutique et des pratiques officinales hétérodoxes. Il dirige la collection "Social Studies in Asian Medicine" chez Amsterdam University Press. On trouve parmi ses ouvrages Les Nouveaux guérisseurs, publié aux Éditions de l’EHESS (avec E. Simon, 2013).