Déconfiner l’écologie

Il y a cinquante ans exactement se tenait aux États-Unis le premier Earth Day (22 avril 1970). L’anniversaire est passé relativement inaperçu. Il est pourtant difficile de surestimer l’importance de l’événement : les manifestations regroupèrent infiniment plus de monde que celles, contemporaines, contre la guerre du Vietnam, pour les droits civiques ou l’égalité hommes-femmes. Des milliers d’universités et d’écoles, des églises, des entreprises, des administrations organisèrent conférences, rassemblements, fêtes et concerts. Scientifiques, enseignants, syndicalistes, activistes, féministes, pacifistes, leaders religieux et politiques (l’événement avait été lancé par Gaylord Nelson, le sénateur du Wisconsin) y participèrent de même que les grands patrons – y compris celui de Dow Chemicals. C’est par dizaines de millions que les Américains entonnèrent le refrain de « Give Earth a Chance » chanté par le grand Pete Seeger. Les médias ne furent pas en reste : soudainement on ne parla plus que d’environnement. Ce mot s’imposa définitivement : on l’employait désormais avec l’article défini « the » pour parler de sa défense. Le Earth Day, nous explique en substance l’historien Adam Rome, fut l’acte de naissance du mouvement environnementaliste contemporain. Du moins aux États-Unis qui étaient alors très en avance sur cette question par rapport aux pays européens.

Et c’est aussi au même moment que les quantités de matières premières consommées s’envolèrent. En 1969, les États-Unis amorçaient le plus grand boom charbonnier de leur histoire, boom qui perdurera jusqu’en 2008 : l’Amérique de George Bush consommait plus d’un milliard de tonnes de charbon par an, deux fois sa consommation pendant la Seconde Guerre mondiale et davantage que la consommation mondiale de charbon un siècle auparavant. En Chine aussi la consommation s’envolait suite aux réformes de Deng Xiaoping. Elle atteindra quatre gigatonnes (Gt) dans les années 2010 : en trois ans à peine, l’Empire du milieu consomme davantage de charbon que le Royaume-Uni depuis 1500.

Et le charbon n’est pas une exception. Contrairement à l’idée confortable de transition, les matières premières ne deviennent jamais obsolètes : depuis cinquante ans, seules cinq ont vu leur consommation mondiale baisser, principalement à cause de leur toxicité (à l’instar de l’amiante). Seule la laine de mouton a été massivement remplacée par les fibres synthétiques, ce qui n’est d’ailleurs pas une bonne nouvelle pour l’environnement. Entre 1900 et 2015, la consommation mondiale de matières premières a été multipliée par douze pour atteindre un peu moins de 100 Gt/an. Et on assiste depuis les années 2000 à une nouvelle grande accélération bien plus forte que celle des années 1950-1970 : entre 2002 et 2015, le monde a consommé 1000 Gt, soit un tiers de tout ce qui avait été consommé au XXe siècle.

Dit autrement, durant les deux derniers siècles, la « technique » et le « marché » n’ont jamais produit ni de transition énergétique à l’échelle mondiale, ni même de substitution permettant une réduction drastique de la consommation d’une matière première. Ni les crises financières, ni les guerres, ni d’ailleurs les épidémies n’ont infléchi la dynamique fondamentalement accumulative de l’histoire matérielle du monde. Évidemment, la question à 1000 gigatonnes est la suivante : est-ce que le « grand confinement » produit par la Covid-19 y parviendra ? En 2020, la « Journée de la terre » a été célébrée en ligne – avec des interventions de Bono, du pape ou de John Kerry. Si l’on veut espérer que dans cinquante ans, on se souvienne de 2020 à la fois comme de l’année de la pandémie et comme de l’année du pic, il va falloir arrêter avec l’écologie festive et consensuelle que le Earth Day de 1970 a inaugurée. Il va falloir déconfiner l’écologie.

 

Article initialement paru dans Le Monde du 22 avril 2020

 

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A propos de l'auteur: 

Chargé de recherche au CRH (CNRS/EHESS), Jean-Baptiste Fressoz est historien des sciences, des techniques et de l'environnement.