Déconstructions et reconstructions du handicap en temps de coronavirus

[English version below]
L’annonce de la décision d’un confinement au niveau national par le Président de la République le 16 mars 2020 a provoqué la réaction de nombreux activistes handicapés (exemples ici et là). Cette situation sans précédent, qui s’est traduite par l’impossibilité pour l’ensemble de la population d’accéder aux différents espaces sociaux habituels, leur est apparue comme une occasion de mettre en exergue la dimension relative, socialement construite, du handicap. Certains ont même avancé que cette expérience pouvait être le point d’inflexion ouvrant la voie à une resignification de notions comme la dépendance ou la qualité de vie telles qu’elles ont été portées par le champ de recherche des Disability Studies – qui propose une lecture politique, sociale et culturelle du handicap comme restriction et désavantage imposés sur les personnes porteuses de déficiences par un environnement inadapté – et l’occasion de porter dans l’expérience commune et quotidienne des discours articulés essentiellement dans la sphère universitaire et les milieux militants.
Cependant, ce mouvement de déconstruction du handicap semble se heurter à la force d’inertie d’institutions que l’onde de choc de l’épidémie ne paraît pas transformer radicalement. Très vite, diverses mesures annoncées par le gouvernement ont montré que la population handicapée restait à la marge de la prise en charge générale. Les attestations officielles de déplacement dérogatoire émises suite au décret du 16 mars étaient ainsi inaccessibles : ce sont des associations qui se sont chargées de produire des versions adaptées pour les personnes malvoyantes ou aveugles, ou encore en facile à lire et à comprendre (FALC, qui rend les informations écrites dans une forme claire et accessible au plus grand nombre). Le nouveau formulaire, émis après le décret du 23 mars, est disponible dans différents formats sur le site du Ministère de l’Intérieur (mais toujours pas en FALC, et ce sont des professionnels sourds de l’accessibilité culturelle qui ont pris en charge les explications en langue des signes française (LSF) pour les personnes sourdes qui ont un accès difficile au français, et en l’absence de mesures de prévention ciblées vers ce public de la part des institutions).
Aux problèmes d’accessibilité des mesures de prévention, dont nous n’avons donné que quelques exemples, s‘ajoute une construction sociale de la fragilité. La vulnérabilité n’est pas une donnée biologique pure : comme l’ont pointé certains journalistes, les drames dans les Ehpad sont à relier au manque de moyens de protection du personnel et à la difficulté de respecter des mesures de distanciation sociale. Les personnes handicapées résidant en institution, qui connaissent un sort semblable, sont en revanche peu évoquées. Ces deux catégories de population, qui seront donc davantage exposées au virus en raison de leur vulnérabilité accrue par l’organisation sociale et institutionnelle, risquent d’être dirigées vers des services qui ne les prendront pas prioritairement en charge (ou qui les refuseront) en raison de leurs chances de survie estimées plus basses et/ou parce que les décisions sont guidées par des critères hiérarchisant les vies et mettant les « vies handicapées » en bas de l’échelle.
En effet, dans le cadre d’une épidémie qui submerge les ressources de l’hôpital public, la situation de rareté amène à faire des choix par lesquels sont réénoncées des hiérarchies traditionnelles. Le 17 mars 2020, un document de référence rédigé par un comité d’experts a été remis au ministère de la Santé pour guider les médecins dans le tri de patients qui semble se profiler (dont voici une version de travail). Un guide a également été remis aux ARS, élaboré par des médecins et chefs de services anesthésistes-réanimateurs. Ces deux documents donnent des orientations pour guider l’admission en réanimation dans un contexte d’engorgement des capacités d’accueil. Les décisions doivent être prises au cas par cas, en combinant différents facteurs tels que la volonté du patient, sa gravité clinique et l’évaluation de son état antérieur.
Ces deux documents s’appuient sur un indicateur : « l’échelle de fragilité clinique » ou « score de fragilité clinique » qui inclut des critères non seulement de maladie mais aussi de limitations fonctionnelles (mobilité, autonomie dans les actes de la vie quotidienne, etc.). Le document remis aux ARS précise d’ailleurs que ce « score de fragilité » peut être remplacé par ou combiné avec l’indicateur de performance de l’OMS (qui mesure notamment la « capacité à travailler », p. 21 du document en lien) ou encore l’échelle d’autonomie de Katz : ces indicateurs sont des échelles d’évaluation de la dépendance dans la vie quotidienne. On peut s’interroger sur la présence de critères qui n’ont en principe aucun lien avec les chances de survie mais qui relèvent plutôt de la conception de la qualité de vie selon l’approche du modèle médical du handicap ou qui répondent à des critères de productivité selon les standards dominants. Les vies ne s’ajustant pas à ces standards sembleraient dotées de moins de valeur et ne devraient pas être sauvées en priorité.
Ainsi, nous pouvons discerner la succession de deux mouvements dans l’ordre des discours autour du handicap et de l’épidémie, qui recouvrent aussi la succession de deux lectures du traitement politique du handicap en temps de crise : un mouvement d'interpellation, de la part des concernés, dans les premiers jours de confinement, face à une situation susceptible de remettre en cause de manière inédite les lectures essentialistes du handicap, cédant le pas à un constat pessimiste face à la réponse politique et sociale de gestion de la crise. Ces temps successifs montrent comment le handicap est une construction sociale et politique qui peut être – souvent difficilement – déconstruite, mais qui aussi bien souvent est reconstruite avec force, encore plus en temps de crise, où les inégalités au sens large semblent s’accentuer davantage.
Deconstructions and reconstructions of disability in coronavirus time
On 16 March 2020, the announcement of a nation-wide lockdown by the President of the Republic prompted the reaction of many disabled activists (examples here and there). This unprecedented situation, which prevented the entire population from accessing all usual social spaces, appeared to them as an opportunity to highlight the relative, socially constructed dimension of disability. Some have even suggested that this experience could become a turning point, paving the way to a redefinition of such concepts as dependency or quality of life – in line with the field of Disability Studies that provide a political, social and, cultural interpretation of disability as a restriction and disadvantage imposed on people with disabilities by an unsuitable environment. It also appeared to be an opportunity to make the wider public acquainted with discourses that have so far mainly been articulated in the academic and activist spheres.
However, this movement to deconstruct disability seems to clash with the force of inertia of institutions, which the epidemic's shockwave does not seem to have radically transformed. Soon enough, various measures announced by the government evidenced that the disabled population would remain marginalized from general care. The official “certificate of derogatory movement” issued following the decree of 16 March were thus inaccessible: associations took on the task of producing versions adapted for the visually impaired or blind, or in an easy-to-read and easy-to-understand format (ie., in French, FALC, which makes written information clear and accessible to as many people as possible). The new form, issued after the decree of 23 March, is available in different formats on the Ministry of the Interior's website (but still not in FALC, and it is professionals specialized in deaf cultural accessibility who have made available the explanations in the French sign language (LSF), in the absence too of preventive measures targeted at this public by institutions).
In addition to the issue of accessibility of preventive measures, of which we have but given a few examples, there is a social construction of fragility. Vulnerability is no mere biological data: as some journalists have pointed out, the tragedies unfolding within the Ehpads (ie. nursing homes) are linked to the lack of resources to protect their personnel and the difficulty of implementing the measures of social distancing. On the other hand, disabled people living in care homes, who suffer a similar fate, are rarely mentioned. These two categories of population, more exposed to the virus because of their increased vulnerability through social and institutional organization, are likely to be transferred to services that will not prioritize them (or will refuse them) because of their lower estimated chances of survival and/or because decisions are guided by criteria that categorize lives and put 'lives with disabilities' at the bottom of the scale.
Indeed, in the context of an epidemic that is submerging the public hospitals resources, the situation of scarcity leads to choices that re-appraise traditional hierarchies. On 17 March, a referential document elaborated by a committee of experts was submitted to the Ministry of Health to provide guidelines to medical practitioners to deal with the looming sorting of patients (here one of its drafts). A guide was also handed out to the Regional Health Agencies, produced by doctors and ICU head doctors. These two documents provide guidelines for resuscitation admissions in a context of congestion of ICUs. Decisions must be made on a case-by-case basis, combining various factors such as the patient's wishes, clinical severity and assessment of the patient's former condition.
These two documents rely on one indicator: the "clinical frailty scale" or "clinical frailty score", which includes criteria not only of pathology but also of functional limitations (mobility, autonomy in daily life, etc.). The document submitted to the Regional Health Agencies also specifies that this "frailty score" may be replaced by or combined with the WHO performance indicator (which notably measures the "capacity to work", p. 21 of that document) or the Katz autonomy scale: these indicators are scales for evaluating dependency in daily life. One may wonder about the presence of criteria that in principle have nothing to do with the chances of survival, but rather with the conception of quality of life according to the medical model of disability, or which meet productivity criteria according to the dominant standards. Lives that do not match these standards may well appear to be of less value and should not be prioritized.
Thus, we can identify the succession of two moments in the order of discourse around disability and the epidemic, which overlap with the succession of two interpretations of the political treatment of disability in times of crisis: a moment of appeal by those concerned, in the first days of the lockdown, considering the situation that is likely to challenge, in an unprecedented way, the essentialist interpretations of disability, Yet, this initial moment gave way to a pessimistic assessment of the political and social response to the crisis. These successive moments show how disability is a social and political construct that can be – often with difficulty – deconstructed, but which is also often forcefully re-constructed, even more so in times of crisis, when inequalities in the broad sense seem to be further accentuated.
Pour en savoir plus/References :
- Paul Abberley, « The Concept of Oppression and the Development of a Social Theory of Disability », Disability, Handicap & Society, vol. 2, n° 1, 1987, p. 5‑19
- Sarah Barton, Defiant Lives (2017), documentaire sur l’institutionnalisation et les luttes des personnes handicapées dans les pays anglo-saxons (bande-annonce)
- Lennard Davis, dir., The Disability Studies Reader, New York-London, Routledge, 2017
- Brigitte Lemaine et Stéphane Gatti, Témoins Sourds, témoins silencieux (2000), documentaire sur la déportation et la stérilisation des personnes sourdes allemandes suite à la promulgation de la loi d’Hygiène raciale de 1933
- Michael Olivier et Colin Barnes, Disabled People and Social Policy: from Exclusion to Inclusion, London-New York, Longman, 1998
- Nicole Newnham et James Lebrecht, Crip Camp (2020) : documentaire sur les débuts de l’activisme des personnes handicapées aux États-Unis (actuellement sur Netflix)
- Deborah Stone, The Disabled State, Philadelphia, Temple University Press, 1984
- Isabelle Ville, Emmanuelle Fillion, Jean-François Ravaud, Introduction à la sociologie du handicap. Histoire, politiques et expérience, Louvain-la-Neuve, De Boeck, 2014
Quelques associations et collectifs :
- Collectif Luttes et Handicaps pour l’Égalité et l’Émancipation (CLHEE)
- Les Dévalideuses
- CLÉ-Autistes
- Handi-social
- Disabled People’s International (DPI)
- Union of the Physically Impaired Against Segregation (UPIAS) et ses « Principes fondamentaux » de 1976
Les Éditions de l'EHESS vous recommandent :
- Rare. Sur la cause politique des maladies peu fréquentes
Caroline Huyard - Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France (1978-1979)
Michel Foucault, édition établie sous la direction de François Ewald et Alessandro Fontana, par Michel Senellart - Le gouvernement des corps
Didier Fassin & Dominique Memmi (eds)
À retrouver dans le Carnet de l'EHESS :
- Michel Agier, « Personnes migrantes en centres de rétention et campements. Désencamper pour protéger », 23 avril 2020
- Yohann Aucante, « L'exception suédoise ? », 20 avril 2020
- Florence Bergeaud-Blackler et Valérie Kokoszka, « La gestion de la pandémie nous déshumanise-t-elle ? Un regard sur la gestion du Covid-19 en Belgique », 19 mai 2020
- Aïcha Bounaga, Hamza Esmili et Montassir Sakhi, « Marges urbaines, formes de vie confinées et ouvertures critiques. Relire De Martino au temps de la catastrophe », 11 mai 2020
- Patrice Bourdelais, « À l’occasion du Covid-19, inventer un système de contrôle des grandes épidémies pour notre monde », 15 mai 2020
- Olivier Coulaux, « L’économie de la quarantaine et ses contradictions. Le cas de Naples », 6 avril 2020
- Jean-Paul Gaudillière, Frédéric Keck et Anne Rasmussen, « Des virus, des humains, des savoirs, des épidémies : la construction sociale de quoi ? », 13 mai 2020
- Thomas Lefèvre, « Santé publique de précision et démocraties. Opportunités et dangers », 24 avril 2020
- Victor Mardellat, « Est-il immoral de choisir quelles vies sauver ? », 27 mars 2020
- Cléo Marmié, « Les "Français bloqués au Maroc" : une lumière crue sur l’ordre migratoire international », 15 avril 2020
- André Torre, « Éloge de la distanciation sociale », 29 mai 2020
- Isabelle Ville & alii, « Handicap et confinement : un dialogue dématérialisé », 3 juin 2020
- et la bibliographie générale du Carnet de l'EHESS : perspective sur le coronavirus
On en parle dans les médias :
- « Peut-on éviter une crise sociale en plus de la crise sanitaire en France ? », Serge Paugam, RFI, 21/04/2020
- « Antonio Casilli : "Le confinement se décline différemment selon sa place dans la société" », Antonio Casilli, Libération, 25/03/2020
- « L’insoutenable légèreté du capitalisme vis-à-vis de notre santé », Eva Illouz, L'Obs, 23/03/2020
- « Le confinement isole encore plus les personnes déjà isolées », Olivier Remaud, Les Inrockuptibles, 23/03/2020
- « L’inégalité des vies en temps d’épidémie », Didier Fassin, Libération, 18/03/2020
Retrouvez l'intégralité des chercheurs et chercheuses de l'EHESS dans la revue de presse Coronavirus : Regards de l'EHESS.
Enseignante à l'université d'Aix-Marseille et co-fondatrice du Collectif Lutte et handicaps pour l'égalité et l'émancipation (Clhee), Elena Chamorro écrit sur le validisme et les représentations et la place du handicap.
Doctorante au CRH (CNRS/EHESS), Soline Vennetier prépare une thèse intitulée : Sourds et médecine des années 1950 à nos jours. Entre réadaptation et accès aux soins. Histoire sociale, politique et culturelle croisée (France, États-Unis, Suède), sous la co-direction de Paul-André Rosental et Andrea Benvenuto.