Désorientation temporelle, prise de décision et crise du Covid-19

[English version below]
En 2020, les nouvelles de Milan arrivent à Paris à la vitesse d’un cheval : il leur faut huit à dix jours. C'est comme s'il n'y avait ni Internet, ni radio, ni télévision, ni télégraphe et ni même le train, qui prendrait certes quelques heures mais permettrait de savoir le soir ce qui s’était passé le matin. Or, si vous regardez les courbes du nombre de cas de Covid-19 en Italie et en France en mars (en faisant la part des différences de comptage), vous verrez qu'elles se superposent à sept ou huit jours d'intervalle. Ce qui signifie que ce que l'Italie vivait un jour, la France l'aurait vécu une semaine plus tard. À moins que – comme il aurait été logique – la France était intervenue un jour donné en appliquant les mesures que l'Italie mettait en œuvre le jour même, et non celles de la semaine d’avant (fermeture des écoles, confinement, réduction des activités productives non essentielles, amendes, etc.)
J'ai vécu de près les effets déroutants de ce blocus lorsque j'ai essayé de faire remonter par les voies hiérarchiques le témoignage du personnel médical italien travaillant sur le front du Covid-19 : la conversion d'hôpitaux entiers, la course à l'achat et à l'installation de nouveaux respirateurs en très peu de temps, le tsunami des admissions, la fatigue du personnel médical – et le nombre de morts. Chaque fois qu'on me montrait les chiffres rassurants de la France, on invoquait d'autres hiérarchies dont on attendait une décision et – chose à laquelle nous devrons revenir un jour – on insistait sur la nécessité de ne pas susciter la panique.
Plus généralement, le résultat est clair pour tous : au moment où l'Italie entière est entrée en confinement, la France a confirmé la tenue d'élections municipales et a invité 47 millions de personnes au cœur d'une pandémie à faire la queue dans les bureaux de vote. L'Italie a anéanti l'avantage qu'elle avait sur la Chine et la Corée du Sud ; mais pourquoi la France a-t-elle fait autant par rapport à l’Italie, pourquoi le Royaume-Uni et les États-Unis ont-ils brûlé l'avantage qu'ils avaient sur la France et tous les autres ?
Il s'agit certainement de situations différentes et il y a de nombreuses explications possibles, génériques ou spécifiques, pour chacun de ces retards coupables. Il est peut-être difficile de comprendre la notion de courbe exponentielle. En France, le contexte électoral a joué un rôle, certains partis criant au coup d'État si le scrutin était annulé. L'inertie institutionnelle est toujours grande. La crainte de bloquer la machine productive est compréhensible. La logistique de la fermeture d'un établissement, ou d’un pays, est tout simplement énorme. Mais nous y sommes quand même arrivés, et nous aurions donc pu et dû y arriver plus tôt, lorsque cela aurait été beaucoup plus utile.
Je pense que le facteur principal reste à explorer et il correspond à une forme de désorientation temporelle, une non-réalisation, dans des conditions de pression cognitive, où se trouve la soudure entre la perception et l'action dans le temps. Comme les nouvelles n'arrivent pas d'Italie en France avec le courrier à cheval (l’hypothèse la plus facile à écarter), c'est comme si l'on avait raisonné sur une échelle de temps bloquée sur l’écart d'une semaine. Le résultat est une étrange hypnose décisionnelle. « Regardez quelle catastrophe en Italie, ils doivent confiner tout le pays ! Heureusement, on n’en est pas là, il nous reste encore une semaine avant de devoir le faire à notre tour ! ». La désorientation temporelle prend des formes diverses, allant des pathologies (la perte de mémoire provoque l'étonnement devant l'image vieillie de nous-mêmes dans le miroir) aux difficultés de la vie quotidienne (avoir une idée irréaliste de la durée d'une tâche à accomplir, s’étonner d'être en retard). Mais il est probable que nous n’ayons jamais vu un cas si généralisé qui a touché toutes les couches de la société.
La désorientation de cette période n'est certainement pas seulement temporelle. Des sociétés entières sont tenues de s'adapter à de nouvelles conditions de vie dans un court laps de temps. La question concerne tout le monde, des plus hautes hiérarchies aux décisions de chacun d'entre nous au quotidien. Après tout, il est naturel de se sentir désorientés. Mais les recherches sur la désorientation nous disent que nous pouvons nous mettre en mesure de retrouver notre chemin, à deux conditions. La première est que nous devons pratiquer la redondance, multiplier nos outils de navigation, et non pas espérer une solution unique pour tout. La seconde est qu'il faut chercher des repères lointains, regarder bien au-delà de la crise actuelle.
Temporal Disorientation, Decision Making, and the COVID-19 Crisis
In 2020, news leaving Milan reaches Paris at the speed of a horse: in fact, it takes eight to ten days. It's as if there were no Internet, radio, television, telegraph or even the train, otherwise it would, of course, take a few hours, but it would be indeed possible to find out in the evening what happened in the morning. Now, if you examine the graphs of the number of COVID-19 cases in Italy and France in March (bearing in mind the differences in counting in the two countries), you will discover that they fit modulo an interval of seven or eight days. This means that what Italy was going through on one given day, France was to experience one week later. Unless - as logic would have suggested - France had, on one given day, implemented the measures that Italy was implementing that very same day, and not those of the week before (school closures, confinement, restriction on non-essential activities, fines, etc.).
I have first-hand experienced the confusing effects of the lockdown when I then attempted, to forward through the chain of command the testimonies of Italian medical workers engaged on the COVID-19 front: the reconversion of entire hospitals, the rush to purchase and install new ventilators over a very short period of time, the tsunami of patients being admitted, the exhaustion of medical staff - and the number of deaths. Each time I was shown France's reassuring figures, people invoked other chains of command from whom decisions were expected and - and this deserves an independent study – they insisted on the imperative not to create panic.
Beyond my anecdotal case, the outcome is blatant for everyone to see: as all of Italy was being put on lockdown, France proceeded in holding its local elections, thus encouraging 47 million voters to flock to polling stations in the midst of a pandemic. Italy wiped out its advantage over China and South Korea, but how come did France do exactly the same with respect to Italy; and why did the United Kingdom and the United States squander the advantage they had over France and every other country?
These are certainly different situations, and there are many possible explanations, generic or specific, accounting for each of these blameable failures. For example, the notion of exponential growth may pose cognitive obstacles. In France, the electoral context did play a role, with some parties crying foul and warning that a coup was imminent should the elections be called off. Institutional inertia is also still very effectual. The fear of paralyzing the productive machine is understandable. The logistics needed to close down an establishment, or a country, are simply formidable. But we got there anyway, so we could and should have got there sooner, when it should have been much more useful.
I think that the main factor remains to be explored, and it corresponds to a form of temporal disorientation, a non-realization, under conditions of cognitive pressure, of the place of the junction of perception and action in time. Given that news does not reach France from Italy by horse mail (this is the easiest hypothesis to discard), it is as if we had reasoned on the basis of a time scale frozen in a one-week gap. The result is a strange decisional hypnosis. "Look at the disaster in Italy, they have to put the whole country on lockdown! Luckily, we're not there yet, we’re still one week away before we have to do it ourselves!". Temporal disorientation takes various forms, ranging from pathologies (memory loss causes astonishment at the aged image of ourselves in the mirror) to difficulties in everyday life (having an unrealistic idea of how long a task will take, being surprised at being late on a given occasion). But it is likely that we have never observed such a widespread case that has affected all segments of society.
The disorientation of the period we are currently in is certainly not only temporal. Entire societies are forced to adapt to new living conditions within a short period of time. This issue affects everyone, from the very top chain of command to each and every one of us in our day-to-day decisions. After all, it is natural to feel disoriented. Yet research on disorientation tells us that we can find our way, but only on two conditions. The first is that we need to practice redundancy, multiply our navigation tools, and not hope for a one-size-fits-all solution for all problems. The second is that we have to look for distant points of reference, look far beyond the current crisis.
Pour aller plus loin / References:
- University of Oxford, Coronavirus Government Response Tracker.
- John Edward Huth, The Lost Art of Finding our Way, Cambridge, Harvard University Press, 2015
Les Éditions de l'EHESS vous recommandent :
- Les sombres précurseurs. Une sociologie pragmatique de l'alerte et du risque
Francis Chateauraynaud & Didier Torny, édition augmentée d’une préface de Claude Gilbert
À retrouver dans le Carnet de l'EHESS :
- Yohann Aucante, « Les implications d'une crise mondiale inédite », 9 avril 2020
- Olivier Coulaux, « L’économie de la quarantaine et ses contradictions. Le cas de Naples », 6 avril 2020
- Luc Foisneau, « Léviathan 1651 versus Covid 2019. À quoi sert l'autorité de l'État en temps de crise sanitaire ? », 4 mai 2020
- Pascale Haag, « Confinement et éducation à distance. Le regard des élèves », 29 avril 2020
- Stéphane Luchini, Patrick Pintus et Miriam Teschl, « Ce que nous voulons et pouvons savoir lors d’une pandémie », 17 juin 2020
- Hinde Maghnouji, « Un dimanche interminable. Ce que le Covid-19 fait aux demandeurs d’asile », 18 mai 2020
- Victor Mardellat, « Est-il immoral de choisir quelles vies sauver ? », 27 mars 2020
- Bastien Perroy, « Empêtrés dans le Covid-19. Revue d’une désorientation », 27 mai 2020
- et la bibliographie générale du Carnet de l'EHESS : perspective sur le coronavirus
On en parle dans les médias :
- « L’urgence de la crise nous fait baisser la garde face à la surveillance numérique », Bernard Harcourt, Libération, 15/04/2020
- « Trouble dans le présentisme : le temps du Covid-19 », François Hartog, AOC, 31/03/2020
- « Peut-on penser le post-coronalisme ? », Jean-Loup Amselle, AOC, 27/03/2020
- « Italie, faire face à la catastrophe », Emanuele Coccia, Arte, 24/03/2020
- « Coronavirus : la peur est-elle contagieuse ? », Frédéric Keck, France Culture, 03/02/2020
Retrouvez l'intégralité des chercheurs et chercheuses de l'EHESS dans la revue de presse Coronavirus : Regards de l'EHESS.
Directeur de l'Institut Jean-Nicod, Roberto Casati a travaillé sur les représentations des ombres et, plus généralement, des artefacts cognifitifs. Ses recherches actuelles portent sur la navigation et les manières de trouver son chemin.