Didier Raoult, ou la controverse scientifique dans le temps de l’urgence

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La crise sanitaire que nous subissons a valu au professeur Didier Raoult, directeur de l’IHU Infection Méditerranéenne, une subite renommée. Sa proposition de traiter les personnes atteintes du Sras-CoV2 par un protocole combinant l’hydroxychloroquine et l’azithromycine suscite autant d’espérances que de réticences.

Une telle structure de polarisation entre les partisans d’une solution à un problème, poussés par celles et ceux qui sont enclins à y croire, et les sceptiques qui mettent en garde tant contre les faux espoirs que contre les dangers possibles, n’est pas inconnue des recherches en sciences sociales sur les controverses scientifiques. Bien que le conflit direct entre des camps aussi nettement constitués soit loin de correspondre à la configuration la plus commune, elle a tendance à survenir chaque fois qu’une controverse connaît une phase d’intensification qui s’accompagne, le plus souvent, d’un décloisonnement. Toutefois, le temps de l’urgence dans lequel se déroule la controverse par D. Raoult met en lumière un aspect supplémentaire, moins immédiatement perceptible dans les controverses qui, tout en connaissant des variations d’intensité, sont caractérisées par une temporalité plus ordinaire.

La tribune que D. Raoult a fait paraître sur le site du journal Le Monde dans l’après-midi du 25 mars est à cet égard révélatrice. La grandeur du médecin, écrit-il en substance, est de soigner ses patients avec tous les moyens actuellement à sa disposition, comme s’il s’agissait de sauver son propre enfant. En cela, le véritable homme de l’art médical s’oppose frontalement à ce que D. Raoult appelle avec condescendance le « méthodologiste », qui exige que l’on agisse seulement en vertu de certitudes dûment acquises selon des procédures objectives et falsifiables, comme c’est typiquement le cas dans les études randomisées en double aveugle. Mais s’il ne dispose pas de preuves, quelle est alors la source de l’autorité qui habilite le soignant que D. Raoult entend incarner à agir ?

Cette source n’est autre que celle que procure un savoir d’intuition. Ce type de savoir n’est pas absolument arbitraire. Il s’ancre dans la familiarité avec un domaine d’activité et prend la forme de fulgurations cognitives en dehors de tout due process. À l’image du « flair » dont use le policier lorsqu’il mène l’enquête ou du « coup de main » du maître-menuisier qui n’a pas besoin de recourir à son mètre chaque fois qu’il plante un clou, l’expérience accumulée augmente les chances, comme on dit, de « tomber juste ». Elle peut à ce titre alimenter une certitude. Mais cette certitude ne s’objective pas dans un régime de la preuve opposable : elle est pour ainsi dire épistémologiquement enchâssée dans un corps expertal dont elle émane sur le mode de l’intime conviction. Il n’étonne pas alors, par exemple, que les défenseurs de D. Raoult exhibent ses titres et réussites, car ce sont là les indicateurs qui, en l’absence de preuves formelles, sont susceptibles de nous amener à lui déléguer notre confiance.

Il n’y a pas de connaissance scientifique qui ne passe pas par cette phase de connaissance intuitive, ce moment où une vague hypothèse se forme et conduit le chercheur à poursuivre son effort dans une certaine direction sans qu’il sache dire exactement pourquoi. Dans la littérature, il arrive que cette phase soit décrite par le concept de « logique de découverte ». Mais, contrairement à ce que suggère le mythe d’Archimède, le travail scientifique ne fait alors que commencer. Car avant que la découverte soit reconnue comme telle, avant qu’elle ne devienne un fait communément admis, un long effort est requis. Mais celui-ci relève d’une modalité toute différente, d’une « logique de justification ».

Ordinairement, c’est sur ces justifications que portent les controverses scientifiques. C’est leur robustesse aux critiques qui finit par conférer à la découverte la qualité d’un fait. Et si cette solidité fait défaut, la découverte risque de venir allonger la déjà longue liste des artefacts oubliés. Ce qu’on appelle la méthode n’est au fond rien d’autre que l’anticipation de la logique de justification dans la logique de découverte.

L’originalité de la controverse à propos du traitement promu par D. Raoult pour combattre l’épidémie de Covid-19 réside dans le fait qu’il en est trop tard pour attendre que la découverte soit justifiée. L’urgence conduit alors à la politisation de la décision de se fier ou non aux intuitions du savant marseillais et de ses équipes. Les sciences sociales sont incapables de trancher ce dilemme abyssal. Ce sur quoi elles peuvent attirer l’attention, c’est qu’il est peu probable que D. Raoult puisse durablement échapper à la logique de justification, si tel est le sens du défi qu’il vient de lancer aux « méthodologistes ». Et elles pourraient même ajouter que, du reste, ce ne serait pas souhaitable, car, dans des sociétés différenciées comme les nôtres, les tensions entre la protocolisation d’une « médecine fondée sur les faits » (evidence-based medicine) et l’optimalisation clinique du soin apporté à chaque malade individuellement – ce que D. Raoult appelle « la méthode de Tom » – peuvent et doivent être examinées et éventuellement tranchées au sein de la communauté et de l’institution médicales. Une fois le temps de l’urgence passé.

 

Didier Raoult, or the scientific controversy in the time of emergency

The current health crisis has earned Professor Didier Raoult, Director of the IHU Méditerranée Infection, a sudden reputation. His proposal to treat people with SARS-CoV2 by means of a protocol combining hydroxychloroquine and azithromycin raises as many hopes as it provokes resistance.

Such a polarization between proponents of a solution to a problem, spurred on by those who are inclined to believe in it, and sceptics, who warn against false hopes and possible dangers, is not unknown in the social science research on scientific controversies. Although direct conflict between two such clearly constituted camps is far from being the most common configuration, it tends to occur whenever a controversy undergoes a phase of intensification, usually accompanied by increasing general public debate. However, the time of urgency in which the controversy triggered by D. Raoult takes place highlights another aspect, less immediately perceptible in controversies which, while experiencing variations in intensity, are characterized by a more ordinary temporality.

In this respect, the article that D. Raoult published on Le Monde website, on 25 March, is instructive. The grandeur for a doctor, he basically wrote, is to treat patients with all the means currently at disposal, as if it were a matter of saving one's own child. Thus, the veritable man of the medical arts is head-on opposed to what D. Raoult condescendingly calls the "methodologists", who demand that one should act only on the grounds of certainties duly acquired in accordance with objective and falsifiable procedures, as it is typically the case in randomized double-blind studies. But if there is no evidence, what is the source of the authority that empowers the caregiver that D. Raoult intends to embody?

This source is none other than intuitive knowledge. This type of knowledge is not absolutely arbitrary. It is rooted in familiarity with a field of activity and takes up the form of cognitive fulgurations outside of any due process. Like a police officer making use of their "nose" when conducting an investigation, or the "knack" of the carpenter who does not need to use the tape measure every time he drives a nail in, accumulated experience increases the chances, as they say, of "getting it right". As such, it can be a source of certainty. But this certainty, even if reinforced by positive feedback from experience, is not objective in an opposable system of proof: it is epistemologically embedded in a body of experts who produce it in the form of passionate conviction. It is not surprising then that the supporters of D. Raoult emphasize his credentials and achievements, for these are the indicators which, in the absence of formal proof, are likely to lead us to place our trust in him.

There is no scientific knowledge that does not undergo this phase of intuitive knowledge, this specific moment when a tentative hypothesis is formed and leads the researcher to pursue his efforts in a certain direction without yet knowing exactly why. In the literature, this phase is sometimes referred to as the "logic of discovery". But, contrary to what the myth of Archimedes suggests, scientific work then merely begins. For before the discovery is recognized as such, before it becomes a commonly accepted fact, a long effort is required. But this effort is based on a very different modality, on a "logic of justification". Usually, it is on these justifications that scientific controversies focus. It is their robustness against criticism that ultimately gives the discovery the quality of a fact. And if this robustness is flawed, the discovery risks adding to the already long list of forgotten artefacts. What we call the method is nothing more than the anticipation of the logic of justification in the logic of discovery.

The originality of the controversy over the treatment that D. Raoult promotes to combat the Covid-19 epidemic lies in the fact that it is too late for us to wait for the discovery to be justified or disproved. The urgency has then led to the politicization of the decision whether one should rely or not on the intuitions of the scientist and his teams. The social sciences are incapable of resolving this abysmal dilemma. What they can draw attention to is that it is unlikely that D. Raoult may escape the logic of justification for long, if such is the meaning of the challenge he has thrown to the "methodologists". And social sciences might even add that this would not be advisable, because in differentiated societies such as ours, the tensions between the protocolization of "evidence-based medicine" and the clinical optimization of the care provided to each individual patient – what D. Raoult calls "Tom's method" – can and should be examined and possibly resolved within the medical community and institution. Once the time of emergency is over.

 

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A propos de l'auteur: 

Chargé de recherche au Lier-Fyt (CNRS/EHESS), Dominique Linhardt étudie, sous le prisme de la sociologie, les façons dont les violences politiques contribuent à la fois à défaire et à refonder, à des échelles nationales et internationales, les cadres institutionnels et normatifs dans lesquels opèrent les rapports politiques.