Diriger sous la tempête

     Pour une surprise, ce fut une surprise… L’adage selon lequel « gouverner c’est prévoir » atteste que l’exercice de responsabilités institutionnelles repose d’abord sur la capacité de celles et de ceux qui les exercent à faire face à l’incertitude. Dans le champ des possibles, il est de nombreux scénarios envisageables que des modules de formation à la « gestion de crise » abordent avec des degrés de vraisemblance variée. Comme d’autres, j’eus l’occasion de m’y exercer, dans la plus pure abstraction. J’appris à affronter l’attentat terroriste, la catastrophe industrielle, l'incendie voire l’explosion inexpliquée, sans toujours mesurer les conséquences psychologiques réelles que de tels épisodes pouvaient avoir sur les responsables eux-mêmes, évidemment placés en première ligne.

     S’accommoder d’une pandémie de longue durée, à l’instar de celle que nous connaissons depuis bientôt une année et dont le terme reste indiscernable, n’avait donc jamais fait partie des anticipations apprises ou même imaginées. Les premières nouvelles qui nous parvinrent de Chine relatives à une préoccupante épidémie ne suscitèrent pas immédiatement d’inquiétude, encore moins la mise en place de dispositifs organisationnels adaptés. Quand on comprit enfin que le coronavirus était bien autre chose que l’équivalent de l’agent infectieux d’une grippe saisonnière, il fallut agir très vite avec une réactivité qui anéantit le poncif bien en cour dans certains milieux s’acharnant à dénigrer « l’administration », prétendument enlisée dans ses routines. C’est le contraire qu’il convient de constater, quelles que fussent les inévitables erreurs et les insurmontables lenteurs résultant souvent de la médiocrité des moyens avec lesquels « l’autonomie » des universités doit s’arranger.

     Trois verbes me semblent être en mesure de décrire l’action que la crise pandémique a encouragée : innover, accompagner, résister.

     Innover, il le fallut, à tous les niveaux. Il y avait d’abord urgence à remplir la première mission d’une École : être à la hauteur de la confiance que nous font étudiantes et étudiants en s’inscrivant dans notre établissement. La première urgence fut donc de nous doter de l’outillage numérique, d’abord quasi rudimentaire, permettant de maintenir, autant que faire se pouvait, les enseignements qui avaient déjà été perturbés par les mouvements sociaux du début de l’année. Tout aussi indispensables furent les mesures prises pour soutenir matériellement étudiantes et étudiants en difficulté : trouver des fonds mais tout autant les canaux administratifs et juridiques nous permettant d’orienter dans cette direction des flux d’argent public toujours sous contrôle (d’autant plus que la présence concomitante de la Cour des Comptes dans nos murs nous incitait au respect de l’orthodoxie budgétaire la plus stricte). Imaginer de nouveaux dispositifs susceptibles de conserver à l’École sa dimension internationale devint aussi vite une priorité. Inventer de nouvelles modalités d’organisation qu’imposait le travail à distance constituait aussi le socle de toute action et n’était pas la démarche la plus simple à mettre en œuvre. Grâce à des échanges plus ou moins chaotiques en situation de confinement et, en dépit de consignes émanant de tutelles elles aussi soumises, comme nous l’étions nous-mêmes, à un régime d’adaptation permanente (pour ne pas dire d’improvisation) brisant toutes les routines, des solutions, parfois remarquablement inventives, purent se faire jour dans les délais les plus rapides.

     A ce premier volet technique, auquel répondait l’exigence d’innover, un deuxième, tout aussi délicat, en appelait à une dimension plus humaine de l’action publique : accompagner. Les enseignants avec étudiantes et étudiants, les responsables des formations ou des centres avec enseignants et chercheurs, les directions des services avec les personnels et la présidence pour l’ensemble de l’École durent d’abord assurer une présence, un lien aussi affectif que professionnel, un « tenir bon » sans failles, en ces moments où la fermeture ou la quasi fermeture de l’établissement lui faisait courir le risque de sa pure et simple dissolution. Il fallait être là. Il fallait répondre « présent » aux sollicitations de toutes natures et moins que jamais laisser les questions sans réponses, alors même que les réponses manquaient souvent. Ce qui dans les milieux académiques est parfois considéré avec dédain, comme une concession navrante à une société ruinée par cette nouvelle reine du monde, la Communication fut plus que jamais nécessaire. Ses lois et ses exigences occupèrent une part importante des échanges. Le premier ennemi n’était-il pas la solitude, l’isolement, l’abandon qui frappaient les agents ou les étudiants, et l’hébétude qui en découlait ?

     Résister enfin. Sous l’empire de ce quotidien tyrannique, le péril était grand de perdre de vue les objectifs généraux présidant à la politique suivie par l’institution en « régime normal ». La pandémie s’abattit sur l’École au moment même où celle-ci, avec d’autres grands partenaires, était engagée dans un processus de grande ampleur : l’ouverture du campus Condorcet. Avec ce déploiement sur un nouveau site, l’EHESS était en train de se tourner résolument vers un avenir ouvrant sur une deuxième étape de son histoire entraînant de nouvelles façons de chercher et d’enseigner, plus partenariales et plus ancrées dans un territoire. Ce mouvement qu’accompagnaient tout un ensemble de mesures tendant à transformer progressivement l’École ne devait pas être interrompu. Ici réside sans doute la plus grande difficulté de la période que nous traversons : concilier l’urgence d’une situation sanitaire menaçant santés et vies avec la nécessité de poursuivre l’ambitieuse installation sur le campus Condorcet à même d’assurer à l’École un avenir à la mesure de son passé. Ce raccord entre deux temporalités, l’immédiat et le long terme, n’est pas le propre, il est vrai, des périodes de crises. Mais comment nier que ce que nous vivons depuis le début de l’année 2020 a mis tout particulièrement en évidence cette propriété de l’action publique ?

 

Les Éditions de l’EHESS vous recommandent :

À retrouver dans le Carnet de l’EHESS : perspectives sur le coronavirus :

On en parle dans les médias :

Retrouvez l'intégralité des chercheurs et chercheuses de l'EHESS dans la revue de presse Coronavirus : Regards de l'EHESS.

A propos de l'auteur: 

Christophe Prochasson est directeur d'études et président de l'EHESS. Historien de la France contemporaine (XIXe-XXe siècle), Christophe Prochasson s’est spécialisé dans l’histoire culturelle de la politique (Cespra). Ses travaux portent aussi sur l’histoire de la Première Guerre mondiale, domaine sur lequel il dirige plusieurs thèses.