Est-il immoral de choisir quelles vies sauver ?

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Au cours des dernières décennies, les philosophes ont imaginé toute une série d’exemples dans lesquels la vie de plusieurs personnes dépend de l’action d’un individu qui n’est pas en mesure de sauver tout le monde. Est-il permis, par exemple, de faire changer de trajectoire à un tramway qui est sur le point d’écraser cinq personnes, y compris si l’on sait avec certitude que le tramway, une fois dévié, ne manquera pas d’écraser quelqu’un d’autre ? Dans de tels exemples, nous nous demandons toujours qui doit vivre ou mourir. Le principal enjeu de la question est théorique : il s’agit de comprendre dans quelle mesure la moralité de nos actions est déterminée par la valeur de leurs conséquences. Pour les tenants du conséquentialisme, les conséquences sont tout ce qui importe : il est donc obligatoire de dévier le tramway, car toute autre action échouerait à produire les meilleures conséquences, c’est-à-dire à sauver le plus de personnes possible. Les philosophes s’opposant au conséquentialisme soutiennent que la moralité de nos actions dépend également d’autres facteurs, comme l’intention des individus ou le caractère absolu ou inviolable des droits des personnes.
Par-delà leur intérêt théorique, ces exemples ont une dimension pratique évidente dans le contexte actuel de pandémie. Prenez la stratégie des Pays-Bas pour lutter contre le coronavirus : laisser une partie importante de la population nationale contracter la maladie pour que se développe une immunité collective afin d’éviter de futures épidémies. Cela revient, ni plus ni moins, à sacrifier une partie de la population pour protéger le plus grand nombre face à des dangers futurs. Ce genre de stratégie, que l’utilitarisme classique recommande au nom de la maximisation du « plus grand bien du plus grand nombre », est (presque) universellement condamnée dans la communauté philosophique comme étant incompatible avec les fondements libéraux de nos démocraties.
Comme John Rawls et Robert Nozick l’ont noté, nous sommes tous prêts, individuellement, à encourir un sacrifice aujourd’hui afin de percevoir un plus grand bien demain. Cependant, appliquer ce principe de prudence rationnelle à une conception du bien-être du groupe considéré comme un agrégat revient à nier le caractère distinct des personnes. En effet, lorsque certaines personnes sont sacrifiées pour le plus grand bien du plus grand nombre, certains individus sont sacrifiés, d’autres en bénéficient, mais il serait faux de dire que les premiers retirent eux-mêmes un bénéfice justifiant qu’on les sacrifie.
C’est surtout parce qu’elle survient dans un contexte de rareté relative des ressources (des lits, des masques, des ventilateurs, etc.) que la pandémie pose des problèmes classiques de théorie morale. Le médecin ne pouvant réanimer qu’un nombre réduit de patients est contraint d’endosser le rôle d’arbitre dans une situation dont la tragédie ne doit pas masquer ce qu’elle est : un problème de justice distributive. Lorsque l’on conçoit cette situation ainsi – la demande étant supérieure à l’offre, à qui ira le respirateur ? –, et donc comme un problème moral, la réponse à la question « est-il immoral de choisir quelles vies sauver ? » est évidente : « pas nécessairement ».
Certains objecteront que trier entre les vies à sauver serait immoral par définition, car cela reviendrait à jouer à Dieu, à décider de qui mérite de vivre ou de mourir. À cela, il faut répondre deux choses. Premièrement, refuser de choisir, c’est choisir quand même : en l’occurrence, c’est choisir de ne sauver personne. Le médecin a pourtant pour obligation de ne pas laisser mourir ses patients, d’en sauver autant qu’il peut : c’est ce que ces derniers sont en droit d’exiger de lui. Refuser de se prononcer sur la question de savoir qui vivra, quand tous ne peuvent être soignés, est donc contraire à l’obligation morale qui lie le médecin à chacun de ses patients. Deuxièmement, laisser mourir certains patients quand tous ne peuvent être sauvés ne revient aucunement à dire que certains méritent de vivre (ou de mourir) plus que d’autres. Tout mettre en œuvre pour sauver le plus de vies possible est évidemment compatible avec l’idée que la vie de tous a la même importance. C’est lorsqu’on laisse mourir certains patients alors que tous auraient pu être sauvés – c’est-à-dire quand nous sortons du problème de la juste distribution de ressources rares – que ce principe moral est violé.
Mais alors, si choisir quelles vies sauver n’est pas nécessairement immoral, quels critères déterminent-ils la moralité du choix ? Le droit à la vie de tous étant égal, le tri des patients ne saurait être juste qu’à la condition d’être équitable. On peut d’abord interpréter l’équité comme s’opposant rigoureusement à toute politique de priorisation dans la prise en charge des patients, par exemple en fonction de leur jeune âge ou de leurs meilleures chances de récupération après plusieurs jours de ventilation. L’équité est ici entendue selon le principe de l’égalité des chances, et il faudrait laisser le sort trancher la question de savoir qui, du trentenaire ou du septuagénaire, doit être envoyé en salle de réanimation (cela peut se jouer à pile ou face).
Mais l’équité peut aussi soutenir la position inverse : si l’on considère que le trentenaire demande à son médecin de ne pas le laisser mourir cinquante ans avant la date que son espérance de vie indique comme la date probable de sa mort, alors que le septuagénaire lui demande de ne pas le laisser mourir cinq ou dix ans avant la date que son espérance de vie indique comme la date probable de sa mort, ces deux demandes cessent de nous apparaître comme égales. Ainsi, accorder la priorité aux plus jeunes dans l’accès à la réanimation n’est pas nécessairement incompatible avec le respect égal du droit à la vie de tous : pour s’en rendre compte, il convient de distinguer un droit abstrait à la vie (à être sauvé) et la nature concrète d’une demande particulière (à être sauvé x ou y années avant la date probable de notre mort). On comprendra alors que c’est parce que notre droit à la vie doit offrir une plus grande protection à ceux qui ont le plus à perdre (cinquante années de vie, contre cinq) que les pratiques de priorisation dans la gestion des patients ne sont pas toutes contraires à l’égalité des droits.
Is it immoral to choose whose life to save?
In recent decades, philosophers have devised a whole series of situations where the lives of many people depend on the action of one individual who is not able to save all of them. Is it acceptable, for example, to change the trajectory of a trolley abound to run over five people, even if one knows for certain that the trolley once diverted, will run over someone else? In situations of this kind, we always ask ourselves who should live or die. The main issue at stake is theoretical: it is about understanding to what extent the morality of our actions is determined by the value of their consequences. For the proponents of consequentialism, consequences are all that matter: It is therefore imperative to divert the tram's course, because any other action would fail to bring about produce the best consequence, i.e. to save as many people as possible. Philosophers opposed to consequentialism argue that the morality of our actions also depends on other factors, such as the intention of individuals or the absolute or unalienable nature of people's rights.
Beyond the theoretical interest they offer, these cases have an obvious practical dimension in the current pandemic context. Take the Dutch strategy to fight the coronavirus: let a significant part of the national population contract the disease so that a collective immunity develops in order to avoid future epidemics. This is nothing less than sacrificing part of the population to protect the greater number from future dangers. This kind of strategy, which classical utilitarianism recommends in the name of maximizing the "greater good of the greater number", is (almost) universally condemned in the philosophical community as incompatible with the liberal foundations of our democracies.
As John Rawls and Robert Nozick have noted, we are ready, all of us, individually, to make a sacrifice today in order to secure a greater good tomorrow. However, to apply this principle of rational prudence to a conception of group welfare, viewed as an aggregate, is to deny the separateness of persons. Indeed, when some people are sacrificed for the greater good of the many, some individuals are sacrificed, others benefit from it, but it would be wrong to say that the former gain a benefit justifying their sacrifice.
It is mainly because it occurs in a context of relative scarcity of resources (beds, masks, ventilators, etc.) that the pandemic poses classic problems of moral theory. Doctors who can only administer intensive care to a small number of patients are forced to assume the role of arbitrator in a situation that, as tragic as it may be, must not distract from what it is in reality: a matter of distributive justice. When you think of it this way – the demand exceeding the supply, who will get the ventilator? – and therefore as a moral problem, the answer to the question “is it immoral to choose whose life to save?” is obvious: "not necessarily."
Some will object that sorting among the lives to be saved is immoral by definition, because it would mean acting as God by deciding who deserves to live or die. The response to this objection is twofold. Firstly, why not refusing to choose is to choose all the same: in this case, it is to choose not to save anyone. Yet doctors have an obligation not to let their patients die, to save as many of them: that is what the latter are entitled to demand. Refusing to decide who will live, when not all can be treated, is therefore contrary to the moral obligation that binds doctors to each of their patients. Secondly, allowing some patients to die when not all can be saved is not the same as saying that some deserve to live (or die) more than others. Doing all that is necessary to save as many lives as possible is, of course, consistent with the idea that everyone’s life is equally important. It is when some patients are left to die when all could have been saved – that is, when we get out of the problem of the fair distribution of scarce resources – that this moral principle is violated.
But then, if choosing whose lives to save is not necessarily immoral, what criteria determine the morality of the choice? Since the right to life is equal for all, sorting patients can only be just if it is “fair”. Fairness can be interpreted, first of all, as strongly opposing any policy of prioritization in patient management, for example, based on their young age or their best chances of recovery after several days in intensive care. Fairness is to be understood here as the principle of equal opportunity, and it is fate that should determine who, between the person in their thirties or the one in their seventies, should be taken into intensive care (this can be done by flipping a coin).
But fairness can also lead to the opposite position. If we consider that a thirty-year-old urging their doctor not to let them die fifty years ahead of their probable date of death, according to life expectancy stats, and a seventy-year-old begging not to die five or ten years before the date expected according to their expectancy: these two requests cease to appear equal. Thus, giving priority to the youngest in access to intensive care is not necessarily incompatible with equal respect for everyone's right to life: to realize this, it is necessary to distinguish between an abstract right to life (to be saved) and the concrete nature of a particular request (to be saved x or y years before the probable date of our death). It will then be understood that it is because our right to life must offer greater protection to those who have the most to lose (fifty years of life, as opposed to five) that not all prioritization practices in patient management are contrary to equal rights.
Pour aller plus loin/References :
- Ezekiel J. Emanuel, Govind Persad, Ross Upshur et al., « Fair allocation of scarce medical resources in the time of Covid-19 », The New England Journal of Medicine, 2020.
- Philippa Foot, « The problem of abortion and the doctrine of double effect », Oxford Review, 1967, n°5.
- Frances M. Kamm, « Harming some to save others », Philosophical Studies, 1989, vol. 57, n° 3, p. 227-260.
- Victor Mardellat, « Contractualism and the paradox of deontology », Philosophical Studies, 2020.
- Samuel Scheffler, The Rejection of Consequentialism. A philosophical investigation of the considerations underlying rival moral conceptions, Oxford, Clarendon Press, 1994.
- John M. Taurek, « Should the numbers count ? », Philosophy & Public Affairs, 1977, vol. 6, n° 4, p. 293-316.
- Judith Jarvis Thomson, « The trolley problem », The Yale Law Journal, 1985, vol. 94, n° 6, p. 1395-1415.
- Robert D. Truog, Christine Mitchell, et George Q. Daley, « The toughest triage – Allocating ventilators in a pandemic », The New England Journal of Medicine, 2020.
À retrouver dans le Carnet de l'EHESS :
- Yohann Aucante, « L'exception suédoise ? », 20 avril 2020
- Florence Bergeaud-Blackler et Valérie Kokoszka, « La gestion de la pandémie nous déshumanise-t-elle ? Un regard sur la gestion du Covid-19 en Belgique », 19 mai 2020
- Elena Chamorro et Soline Vennetier, « Déconstructions et reconstructions du handicap en temps de coronavirus », 8 avril 2020
- Thomas Lefèvre, « Santé publique de précision et démocraties. Opportunités et dangers », 24 avril 2020
- Dominique Linhardt, « Didier Raoult, ou la controverse scientifique dans le temps de l’urgence », 27 mars 2020
- et la bibliographie générale du Carnet de l'EHESS : perspective sur le coronavirus
On en parle dans les médias :
- « Les enfants, victimes collatérales du coronavirus dans les pays pauvres », François Bourguignon, Les Échos, 23/04/2020
- « Grippe de 1968 : un million de morts dans l'indifférence générale », Patrice Bourdelais, Le Républicain lorrain, 11/04/2020
- « La grippe espagnole de 1918 : la mère de toutes les épidémies », Frédéric Vagneron, France Culture, 17/03/2020
- « Coronavirus : "Très fort en Chine, l'appel au sacrifice est inaudible en France" », Frédéric Keck, France 24, 06/03/2020
- « La grippe espagnole, un secret trop bien gardé », Pierre-Cyrille Hautcoeur, Le Monde, 04/03/2020
Retrouvez l'intégralité des chercheurs et chercheuses de l'EHESS dans la revue de presse Coronavirus : Regards de l'EHESS.
Doctorant au Cespra sous la direction de Luc Foisneau, Victor Mardellat étudie les contributions de T. M. Scanlon aux champs de la métaéthique, de l’éthique normative et de la philosophie politique.