Les implications d’une crise mondiale inédite

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L’Histoire dira quelle ampleur l’épidémie de coronavirus qui sévit aura eue au regard d’autres événements du même ordre, en particulier du point de vue de la surmortalité. Ce qui est certain c’est qu’en l’espace de moins de trois mois, les politiques de confinement des populations qu’elle a suscitées comme une traînée de poudre à l’échelle mondiale sont sur le point de provoquer une crise dont les conséquences économiques et politiques paraissent abyssales. L’arrêt presque complet des circuits de l’économie mondialisée est un phénomène inédit qui, même sur le très court terme, illustre à la fois la très grande vulnérabilité et le potentiel de transformation majeur d’une telle crise. Même les pays qui n’auraient pas choisi l’option du confinement ou qui pourraient émerger plus tôt de la vague, à l’image de l’Asie de l’Est, se retrouvent exposés aux conséquences de ce ralentissement sans précédent de la machine capitaliste et du repli national.

Si le virus révèle les failles mais aussi la résilience plus ou moins importantes de systèmes de santé fragilisés par l’ordre néolibéral dans les États-providence, il montre aussi que certains pays ont pris plus rapidement la mesure du choc qui allait être encaissé par l’économie réelle et ses acteurs. Le Congrès et la présidence des États-Unis n’ont pas tardé à réagir en annonçant le plus vaste plan de soutien jamais voté, l’équivalent de 2000 milliards de dollars ; l’Allemagne a promis la moitié de ce montant et le Danemark propose de garantir le paiement des salaires de tous les employés mis au chômage technique pendant trois mois. Les gouvernements et le patronat en appellent aux nationalisations pour sauver ce qui peut l’être. Les institutions internationales envisagent un gel des dettes des pays les plus défavorisés. Paradoxalement, certains des pays les plus touchés comme la France et l’Italie ne sont pas ceux qui ont réagi le plus fortement, pour l’instant. Par-delà ces plans nationaux, qui ne seront certainement pas suffisants pour endiguer le raz-de-marée, c’est l’investissement dans le secteur de la santé, notamment de l’hôpital, qui représente un changement majeur, face à un risque épidémique qui n’épargne personne, pas même les puissants.

Le corollaire essentiel que l’on peut envisager est la mise entre parenthèse d’un dogme d’austérité budgétaire en matière d’investissement dans le secteur public, la protection des salariés, mais aussi des professions indépendantes, des chômeurs ou bien pour la garantie des prêts. Or contrairement à la crise de 2008, on peut faire l’hypothèse qu’il sera beaucoup moins facile de revenir au business as usual. D’une part, les causes de la crise risquent de prévaloir un certain temps, le virus ne disparaîtra pas partout aussi vite, il ne sera pas nécessairement éradiqué et l’on devra donc se prémunir contre une résurgence de ce type, au plan économique et social aussi bien que sanitaire ; d’autre part, les gouvernements auront démontré qu’ils peuvent mettre en place dans l’urgence des dispositifs de très grande ampleur pour tenter de juguler une récession trop massive, elle-même engendrée par un confinement qui vise à limiter les pertes humaines plutôt qu’à mitiger les effets économiques.

Le dernier élément, et non le moindre, réside dans les stratégies nationales ou coopératives qui pourraient être choisies afin de réorienter un modèle économique mondialisé et néolibéral dont les fondements auront été durement éprouvés à deux reprises en une dizaine d’années et dont la soutenabilité est profondément critiquée. Le symbole actuel de l’arrêt quasi-total des circulations polluantes, routières ou aériennes, le télétravail forcé, la limitation de la consommation à l’essentiel, l’obligation de prendre soin des personnes fragiles ou la nécessité de réfléchir aux approvisionnements locaux dans un monde cloisonné invitent à faire de cette crise une opportunité, par-delà les stratégies nationales égoïstes. Cela vaut aussi face aux inégalités immenses en matière de réponse sanitaire et économique des gouvernements à une pandémie et au confinement de populations. De nombreuses prises de position à ce sujet ont vu le jour ces dernières semaines, qui mettent en avant – par exemple – le canevas existant d’un « Green New Deal » encore bien peu soutenu à l’échelle européenne. Les élections présidentielles aux États-Unis, qui devraient avoir lieu cette année, pourraient aussi être un catalyseur de changement, l’épidémie offrant une résonance nouvelle aux projets de réforme de la santé ou de protection de l’environnement véhiculées au début de la campagne démocrate, quand bien même leur promoteur ne semble plus être favori dans la course à l’investiture.

Dans cet horizon de grande incertitude, où le politique est soumis aux lois de l’urgence et de l’exception, il importe de sortir d’une stratégie uniquement court-termiste visant à préserver un ordre ancien qui va se trouver particulièrement affaibli. Quant aux sciences économiques et sociales, mais aussi épidémiologiques et médicales, elles ont devant elles un programme de travail considérable pour analyser cette crise mondiale et ses implications inédites pour les sociétés contemporaines.

 

Implications of an unprecedented global crisis

History will tell how the current coronavirus epidemic will compare to other similar events, particularly in terms of peak of mortality. What is certain is that in the timespan of less than three months, the containment policies that it has triggered, spreading worldwide like wildfire, are on the verge of causing a crisis with seemingly staggering economic and political consequences. The near-complete shutdown of the globalized economy is an unprecedented phenomenon which, even in the very short term, illustrates both the extreme vulnerability and the potential for major transformations resulting from such a crisis. Even countries that chose not to implement containment policies or that might re-emerge earlier from the epidemic wave, such as East Asia, are exposed to the consequences of this unparalleled slowdown of the capitalist machine and of correlated national retrenchment.

If the virus exposes the shortcomings but also the varying degrees of resilience of healthcare systems weakened by the implementation of the neo-liberal order in the welfare states, it also evidences that some countries, more swiftly than others, appreciated the shock likely to hit the real economy and its actors. The US Congress and the President responded promptly by announcing the largest support package ever voted, amounting to $2 trillion; Germany has pledged half of this sum, and Denmark is proposing to guarantee the payment of wages for all employees temporarily laid-off for three months. Governments and employers are calling for nationalizations to save what can be saved. International institutions are considering freezing the national debts of the most disadvantaged countries. Paradoxically, some of the worst affected countries such as France and Italy are not those that have reacted most vigorously so far. Beyond such national schemes, which will certainly not suffice to contain the tsunami, it is investments in the health sector, particularly hospitals, which constitute the most dramatic change for the sake of tackling the epidemic risk, which spares no one, not even the powerful.

The main implication of this crisis is that the dogma of austerity is likely to be put on hold concerning investment in the public sector, the protection of employees, but also of the self-employed, the unemployed, as well as loan guarantees. Now, contrary to the crisis of 2008, we can assume that it will be much less easy to return to business as usual. On the one hand, the causes of the crisis are indeed likely to persist for quite some time, since the virus will not vanish everywhere at the same pace, it will not necessarily be eradicated, and it will therefore be necessary to be prepared to face  a future outbreak, both economically and socially, as well as in terms of health; on the other hand, governments will have demonstrated that they can introduce large-scale emergency measures in an attempt to curb the drastic recession, which is itself caused by a lockdown aimed at limiting human losses rather than mitigating the economic effects of the pandemic.

Last but not least, it remains to be seen how   national or cooperative strategies might be adopted to reorient a globalized and neo-liberal economic model whose foundations will have been severely tested twice in a decade, and whose sustainability is acutely disputed. The powerful symbol of the near-total halt of polluting road and air traffic, imposed teleworking, the limitation of consumption to the essentials, the necessity to take care of vulnerable people, and the need to consider how to ensure local supplies in a more compartmentalized world: all these are an invitation to turn this crisis into an opportunity, especially to overcome selfish national strategies. This is also true in the face of the enormous disparities in the health and economic responses that governments can provide around the globe to address the pandemic and implement the confinement of populations. Numerous stances have been adopted in recent weeks, highlighting - for example - the existing scheme for implementing a "Green New Deal", which has not yet received much support at the European level. The presidential elections in the United States, which are due to take place this year, could also be a catalyst for change, as the epidemic is giving new resonance to healthcare reform or environmental protection projects advocated since the launch of the Democratic campaign, even though their proponents no longer seem to be the favorites in the nomination race.

In this highly uncertain context, where politics is constrained by the laws of emergency and exception, it is important to depart from a purely short-sighted strategy aimed at preserving the old order that will be particularly weakened. As for economics and social sciences, as well as epidemiological and medical sciences, they have a lot on their plate to analyze this global crisis and its unprecedented implications for contemporary societies.

 

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A propos de l'auteur: 

Maître de conférences à l'EHESS (Cespra - CNRS/EHESS) et codirecteur de la formation de master et doctorat en "Études politiques", Yohann Aucante étudie la social-démocratie, la genèse des systèmes de protection sociale en Scandinavie ainsi que la comparaison internationale des réformes de la protection sociale.