L’épidémie mise en récit en Afrique de l’Ouest

Avouons-le d’emblée, comprendre le faciès épidémiologique du Covid-19 en Afrique de l’Ouest n’est pas chose aisée. Plus que des facteurs spécifiques, la jeunesse de la population, un système immunitaire sollicité par des environnements moins aseptisés qu’au Nord, les effets de la chaleur et de l’hygrométrie, un habitat rural dispersé, des relations intergénérationnelles n’isolant pas les personnes âgées, une spécificité des phénotypes érythrocytaires liée à une ancestralité africaine constituent sans doute une niche écologique préventive spécifique.
Cette configuration est fragile. C’est pourquoi comprendre le jeu de ces conjugaisons factorielles est essentiel, tant pour progresser dans la connaissance des épidémies que pour les traiter et les prévenir. Dans ce dispositif la place de l’anthropologie est indispensable pour analyser les liens entre les matérialités des pathologies (socles viraux ou bactériens, type de transmission hydrique, aérienne, animale …), les modalités d’inscription de ces traits pathologiques dans des contextes socio-économiques et des sémantiques sociales spécifiques (populations touchées, inégalités socio-sanitaires, acceptabilité des propositions médicales, complexité interprétative des expressions phénoménales de la maladie…) et les dynamiques de transformation de ces situations, largement liées aux possibilités médicales de traitement et de prévention et à leur acceptation par divers groupes sociaux.
De ce point de vue, analysant conjointement les causalités sociales d’une situation sanitaire et les effets sociaux des faits pathologiques, que dire de l’épidémie de Covid-19 en Afrique de l’Ouest ? Outre souligner une réelle et efficace organisation médicale de lutte contre le virus, trois points – l’inclusion dans des sémantiques sociales spécifiques, un certain rapport au politique et une contestation de la domination « humanitaire » – sans être exhaustif de l’ensemble des traits constitutifs de contextes très divers, nous semblent caractériser le nouvel espace narratif de l’épidémie Covid-19 au Sahel.
Tout d’abord, cette épidémie prend place dans une histoire sanitaire faite d’un constant affrontement à des épidémies régulées par les saisons (méningite), spécifiques d’une classe d’âge (rougeole), résultant des contraintes écologiques et des effets de diverses précarités (gastro-entérites, choléra, Ebola), ou incluses dans les relations de genre (VIH). Situation à laquelle il faut ajouter des maladies endémiques comme le paludisme. Il n’est pas utile de préciser ici des chiffres de morbidité et de mortalité. En revanche, il importe de remarquer que de diverses manières, ces paysages et ces affrontements déterminent ce que Lucien Febvre nommait « l’outillage mental » des sociétés. L’affrontement à ces maladies du grand nombre structure l’expérience des populations et des soignants. Le risque et la mort sont inscrits dans les univers techniques tout autant que dans des espaces sociaux largement orientés par diverses conceptions religieuses. De ce fait, bien que spécifique, la Covid s’inscrit plus dans une continuité, dans une histoire des sensibilités et une mémoire sanitaire, qu’elle ne construit, comme au Nord, un événement : une rupture distinguant un « monde d’avant » et un « après » de l’épidémie.
Deuxièmement, en Afrique comme ailleurs, on a assisté à un usage politique de la maladie (critiques adressées aux divers gouvernements, dénonciation de corruption, etc.) et aux multiples interférences entre des choix sociopolitiques (élections, coup d’État…) et le déploiement de l’épidémie. Plus encore, et une nouvelle fois ici comme ailleurs, la pathologie a favorisé une réelle incarnation du politique. Certains dirigeants se présentèrent comme malades, ou mirent en scène, depuis les « coulisses », dans une apparente intimité familiale, les gestes barrières. Enfin, la fermeture des frontières a confronté un ensemble de dirigeants à la réalité des services de santé. Ne pouvant partir se soigner à l’étranger, comme ils avaient coutume de le faire, ils ont dû affronter une certaine précarité des hôpitaux. De ce fait, divers témoignages de responsables politiques ont, pour une fois, relayé les paroles inécoutées du tout-venant et des malades anonymes. Bien sûr, ces témoignages et ces présentations de soi n’ont pas aboli les clivages sociaux et les inégalités des prises en charge. Cependant les propos tenus et cette subjectivation de l’épreuve épidémique incitent à une réflexivité transformant l’épreuve individuelle en critique collective.
Enfin, si la presse et les institutions sanitaires du Nord ont construit, dès le mois de janvier 2020, une sorte d’anticipation narrative alarmiste légitimant par avance ce qu’elles imaginaient d’une intervention « humanitaire » au Sahel ; globalement la presse africaine relayant diversement certaines prises de positions politiques a, quant à elle, insisté sur les compétences médicales et scientifiques locales, sur la présentation de divers « traitements traditionnels » présentés comme « efficaces » et sur l’expérience locale en matière de lutte contre les grande endémies.
L’épidémie a été mise en récit en connectant ces réussites réelles, et parfois alléguées, avec ce qu’au même moment, l’histoire charriait de disparate et que reliait cependant un ensemble d’affects éthico-politiques et de ressentiments sociaux : un refus du franc CFA et une revendication d’indépendance monétaire, l’assassinat de George Floyd et le mouvement Black Lives Matter, une interrogation sur les opérations militaires en cours… L’épidémie fut ainsi incluse dans le plus vaste refus d’une certaine hétéronomie décisionnelle ressentie comme une « dépossession de soi ». Et d’une certaine manière cette question sanitaire, médiatiquement mondialisée, a permis aux États tout autant qu’aux sociétés civiles de démontrer leurs compétences scientifiques, techniques et sociales, refusant ainsi l’image dépréciative que les institutions caritatives et les médias du Nord, entonnaient de façon quasi pavlovienne.
Il est difficile de prévoir l’évolution de la pandémie. Par ailleurs, diverses réductions d’échelles seraient indispensables pour préciser nos propos, documenter des situations diverses selon les pays et mener ainsi d’indispensables études comparatives. Viendra aussi le temps de parler de l’impact économique de la pandémie, de la vaccination, de son coût, de sa nécessité et de la capacité des systèmes de santé à organiser des campagnes de masse. Il faudra aussi anticiper d’autres pandémies et pour cela engager des recherches et des actions en lien avec des services d’hygiène, d’hydraulique et de santé vétérinaire… Mais il est certain que ces actions sanitaires et les réponses des populations mêleront de diverses façons le fonctionnel et le sémantique. Les gestes techniques sont aussi des prises de parole.
Pour en savoir plus :
- Ansart Pierre (dir.), Le Ressentiment, Bruxelles, Bruylant, 2002
- Appadurai Arjun, Géographie de la Colère. La violence à l’âge de la globalisation, Paris, Payot, 2007
- Atlani-Duault Laëticia, Au bonheur des autres. Anthropologie de l’aide humanitaire, Paris, Société d’ethnologie, 2005
- Sennet Richard, Respect. De la dignité de l’homme dans un monde d’inégalité, Paris, Albin Michel, 2003
La direction de l'image et du son vous recommande :
- Lachenal Guillaume et Schroven Anita, « Ebola : les études africaines en temps d'urgence », 10 juillet 2015
À retrouver dans Le Carnet de l’EHESS : Perspectives sur le coronavirus :
- Bureau-Point Ève, « Quand mon territoire fait l’expérience de l’épidémie (1) : le Périgord Noir », 22 juin 2020
- Calame Claude, « Face au Covid-19, migrantes et migrants réprimés en France, en Grèce, en Méditerranée : un nouveau crime contre l’humanité ? », 20 mai 2020
- Pordié Laurent, « Covid-19 et instrumentalisation politique au Cambodge », 6 mai 2020
- et la bibliographie générale du Carnet de l'EHESS : perspectives sur le coronavirus
À retrouver dans Le Carnet de l’EHESS : Perspectives sur l’après-George Floyd :
- Huret Romain, « Genou à terre », 1er septembre 2020
On en parle dans les médias :
- « La mondialisation change la manière d’envisager la maladie et la qualité des soins », Yannick Jaffré, Le Monde, 27 octobre 2019
- « Covid-19 : pourquoi l’Afrique a-t-elle été plutôt épargnée ? », Nadine Epstain, France Culture, 31 décembre 2020
- « Coronavirus : en Afrique de l’Ouest, "vivre à distance des autres est un luxe" », Youenne Gourlay, Le Monde, 20 mars 2020
Retrouvez l'intégralité des chercheurs et chercheuses de l'EHESS dans la revue de presse Coronavirus : Regards de l'EHESS.
Directeur de recherches au CNRS, Yannick Jaffré est un anthropologue spécialiste de l’environnement, de la santé et des sociétés en Afrique de l’Ouest.