L’Autre comme porteur de mort et le troc sans contact : un vivre-ensemble distancié

[English version below]
Si l’on veut bien en croire Hérodote, les Carthaginois pratiquaient avec certains de leurs partenaires commerciaux africains une forme de troc sans contact. Parvenus au territoire de ces derniers, ils disposaient leurs produits sur la plage, allumaient un grand feu et retournaient à leur bateau. Les indigènes venaient alors déposer une certaine quantité d’or à proximité, puis se retiraient au loin. Les Carthaginois revenaient à terre, inspectaient l’or et, s’ils en étaient satisfaits pour contrevaleur de leurs produits, ils l’embarquaient et faisaient voile ; s’ils ne l’étaient pas, ils retournaient au bateau pour attendre, jusqu’à ce qu’ils le soient, que les indigènes aient ajouté de l’or en suffisance.
Hérodote et bien des auteurs plus récents ont insisté sur la « parfaite honnêteté » de mise dans ce mode de troc, personne ne partant avec les produits de l’autre avant l’accord final. S’il est vrai que ces transactions in absentia sont marquées de probité, il s’agit sans doute moins de morale que du besoin, pour les deux parties, d’établir une continuité de confiance des échanges commerciaux dans le temps.
Ce mode d’échange, jusqu’à une période récente, était pratiqué dans le monde entier, de la Sibérie au Ghana et à la Nouvelle-Guinée. On en a souvent posé comme raisons premières l’impossibilité de communiquer par une langue commune, d’une part, et une « distance culturelle » des protagonistes (les uns étant, disait-on, plus « civilisés » que les autres), d’autre part. L’exemple de Bornéo montre qu’une autre raison, plus fondamentale et d’importance capitale, présidait souvent à ce choix de mode de transaction : la peur de l’Autre.
Dans les sombres et profondes forêts tropicales de Bornéo vivaient de petites bandes de chasseurs-collecteurs nomades, appelés Punan ou Penan, dont la subsistance, autarcique, reposait sur l’extraction de la fécule du tronc de plusieurs espèces de palmiers, ainsi que sur la chasse et la collecte de fruits, de petits animaux et de plantes diverses. Au fil des siècles, ces bandes vinrent progressivement au contact de groupes tribaux de Dayaks agriculteurs. Ceux-ci, pressés par les marchés côtiers, recherchaient des produits forestiers commerciaux de valeur – miel, cire d’abeille, camphre, benjoin, bois d’aigle, copal, nids d’hirondelle – et proposaient aux nomades du fer et des outils, du sel, des chiens de chasse et, plus tard, du tissu et du tabac.
Ces Dayaks cherchaient également à se procurer des esclaves, pour eux-mêmes et pour répondre à la demande de leurs partenaires commerciaux de la côte. De plus, leurs rituels agraires et funéraires exigeaient des sacrifices humains, qui pouvaient aussi se tenir avec des crânes, d’où la pratique, qui a fait la réputation de Bornéo, de la chasse aux têtes. Et quoi de plus simple que d’aller se servir en têtes et en esclaves chez leurs partenaires nomades ? De les appeler, en frappant un gong ou un tronc creux, à troquer à l’emplacement habituel et de les y prendre en embuscade ? On tuait les hommes et les vieillards, dont on emportait les têtes, et on emmenait femmes et enfants en esclavage. La littérature coloniale fait bien état de fréquents raids, occasionnant massacres et enlèvements, et de bandes nomades ainsi exterminées.
Comme de nombreux auteurs du XIXe siècle et du début du XXe le signalent, les Punan, souvent qualifiés de craintifs et méfiants, avaient pris l’habitude de laisser femmes et enfants cachés au loin en forêt et de pratiquer le troc sans contact, se retirant à distance du lieu où ils avaient déposé leurs produits. Plus tard, l’administration coloniale, jugeant que les Dayaks dupaient sans scrupules les Punan, choisirent de protéger ces derniers, leur assurant sécurité et termes commerciaux décents.
L’Autre, donc, est ici perçu non comme simplement « différent », mais très explicitement comme un ennemi potentiellement vecteur de mort, et à juste titre.
L’homme s’approche du lieu de sa transaction, pose son vélo contre le mur, extrait son smartphone de l’une des poches de son anorak. Il envoie un message convenu à son contact, un client. Après quelques minutes, le client apparaît à la porte de l’immeuble. Le livreur a posé par terre, sur le trottoir, son sac à dos. C’est un sac isotherme cubique, de couleur verte, noire ou bleue, avec des bretelles. ll recule de quelque deux mètres. Le client, alors, s’approche du sac, en extrait un paquet enveloppé de papier, puis il s’éloigne et rentre dans l’immeuble. La transaction a été finalisée par smartphone. Le livreur revient vers le sac à dos, effectue une série de gestes destinés à purifier les instruments du dispositif de l’échange avec un liquide spécial, puis il remonte en selle et repart vers une autre destination de livraison. Des regards, peut-être quelques mots, à peine, auront été échangés entre les protagonistes. Un vivre-ensemble distancié se met en place dans notre vie quotidienne.
The Other as Vector of Death and Contactless Bartering: A Distanced Living-Together
If one is to believe Herodotus, the Carthaginians practised a form of contactless bartering, known as "silent trade", with some of their African trading partners. Once they had reached the latter's territory, they would lay down their goods on the beach, light a large fire, and return to their ships. The natives would come out, deposit a certain amount of gold nearby, and then withdraw into the distance. The Carthaginians would come ashore again, inspect the gold, and if they considered the gold was worth the value of their merchandise, they would take it on board and set sail; if not, they would return to the ships and wait until they received sufficient gold from the natives.
Herodotus and other later writers emphasized the "absolute honesty" of this bartering arrangement, as no one ever left with the other's goods until the final agreement was reached. While it is true that these transactions in absentia are characterized by probity, it is probably less a question of morality than of the need for both parties to establish long-lasting trust relationships in trading.
Until recently, this exchange mode was practised all over the world, from Siberia to Ghana and New Guinea. Amongst the primary reasons often advanced were the impossibility of communicating by means of a common language, on the one hand, and the "cultural distance" separating the protagonists (some of whom were said to be more "civilized" than others), on the other. The example of Borneo shows that another more fundamental, key reason often presided over this choice of transaction mode: fear of the Other.
In Borneo's dark and thick rainforests used to live small groups of nomadic hunter-gatherers, called Punan or Penan, whose self-supporting livelihood was based on the extraction of starch from the trunks of various species of palm trees, as well as on hunting and on gathering fruits, small animals, and various plants. Over the centuries, these groups gradually came into contact with Dayak tribal groups of farmers. The latter, under pressure from coastal markets, sought valuable commercial forest products - honey, beeswax, camphor, benzoin, agarwood or eaglewood, copal, and edible swallow's nests - and in return offered the nomads iron and tools, salt, hunting dogs and, later, cloths and tobacco.
These Dayak also sought to procure slaves, both for themselves and for their trading partners on the coast. In addition, their farming and funerary rituals required human sacrifices, but could also be performed with skulls. Hence Borneo's renowned headhunters. And how about procuring heads and slaves from their nomadic partners? Shouldn't that be very easy if, by striking a gong or a hollow trunk, one summoned them to barter at the usual place and ambush them there? Men and the elderly were slaughtered, their heads taken away, while women and children were enslaved. In the colonial literature one can read of such frequent raids, resulting in massacres and kidnappings, and the extermination of nomadic groups.
As many authors from the nineteenth and early twentieth centuries point out, the Punan, often described as shy and distrustful, had made it a habit to leave their women and children holed up in the forest, and to engage in contactless bartering, retreating at a distance from the place where they deposited their goods. Later, the colonial administration, judging that the Dayak were unscrupulously deceiving the Punan, chose to protect the latter, providing them with security and decent trade terms.
The Other, therefore, is seen here not simply as "different", but very explicitly as a potential death-dealing enemy, and rightly so.
The man approaches the place for the transaction, leans his bicycle against the wall, fishes his smartphone out of one of the pockets of his anorak. He sends a pre-defined message to his contact, one of his customers. A few minutes later, the customer shows up at the front door of the building. The delivery man has laid down his backpack on the pavement. It's a cubic isothermal bag, green, black or blue, with straps. He steps back some two metres away. The customer then walks up to the bag, pulls out a paper-wrapped package, then walks away, and re-enters the building. The transaction has been completed via smartphone. The deliveryman returns to the backpack, performs a series of gestures meant to purify the instruments of the exchange with a special liquid. He then jumps back on the saddle and leaves for another delivery destination. Some eye-contact, perhaps just a few words, will have been made between the protagonists. A distanced "living-together" is being established in our daily life.
Les Éditions de l'EHESS vous recommandent :
- L'hôpital en Asie du Sud. Politiques de santé, pratiques de soin
Études réunies par Clémence Jullien, Bertrand Lefebvre & Fabien Provost - Divins remèdes. Médecine et religion en Asie du Sud
Inès G. Zupanov & Caterina Guenzi (eds)
À retrouver dans le Carnet de l'EHESS :
- Marianne Le Gagneur, « 2020, l'année du télétravail ? », 22 avril 2020
- Alain Rauwel, « Les pratiques rituelles par temps de pandémie », 9 avril 2020
- Bernard Sellato, « La mort aux temps du corona. Nous sommes tous des Dayaks », 5 juin 2020
- André Torre, « Éloge de la distanciation sociale », 29 mai 2020
- Arundathi Virmani, « Vivre avec "Tan doori". Quelques effets sociaux de "distanciation corporelle" en Inde », 25 mai 2020
- et la bibliographie générale du Carnet de l'EHESS : perspective sur le coronavirus
On en parle dans les médias :
- « Le télétravail est un mode de fonctionnement qui s’oppose à l’activité politique et sociale », Eva Illouz, Libération, 09/06/2020
- « Même d’un point de vue économique, le confinement était la meilleure solution », Alain Trannoy, L'Obs, 10/04/2020
Retrouvez l'intégralité des chercheurs et chercheuses de l'EHESS dans la revue de presse Coronavirus : Regards de l'EHESS.
Chercheur émérite au Case, Bernard Sellato prend pour objet d'études les peuples de Bornéo.