À l’occasion du Covid-19, inventer un système de contrôle des grandes épidémies pour notre monde

L’humanité a toujours été confrontée à de grandes épidémies et nous savons aujourd’hui comment les différentes sociétés ont essayé de s’en protéger. Nous venons de revenir, en plus contraignant, au système de contrôle qui avait été mis en place, pour l’essentiel, à l’initiative des grandes places marchandes italiennes, aux lendemains de la Peste noire. En quelques décennies sont alors inventés les quarantaines, les cordons sanitaires, les lazarets, les passeports de santé et les patentes. Tous ces dispositifs qui succèdent, sans les remplacer, aux rites liturgiques, ont un seul but : protéger la cité et son contado de l’irruption de la maladie, des morts et de la désorganisation familiale et sociale qu’elle induit. Lorsqu’une épidémie enlève entre 20 % et 50 % de la population, parfois davantage, la priorité est de protéger la vie biologique des individus, la vie nue, la zoe de Giorgio Agamben, concept qu’il emprunta aux Grecs et qui exprimait le fait de vivre et concernait aussi bien les végétaux, les animaux que les hommes ; la bios, qui indiquait la façon de vivre d’un homme ou d’un groupe humain. Protéger ainsi la communauté et sa capacité à reprendre la vie après l’épisode épidémique.

La tension que l’on observe toujours entre la sauvegarde sanitaire du groupe et la poursuite de l’activité économique disparaît pour un temps. Sauver les vies d’abord, « quoi qu’il en coûte » (E. Macron, 12 mars 2020), régler les difficultés économiques après. Ce système a dominé l’histoire de l’Europe depuis le XVe jusqu’au milieu du XIXe siècle. Il a contribué à contrôler l’extension des épidémies de peste même si les difficultés des plus pauvres, ceux pour lesquels il n’y avait plus de travail, s’accentuaient. Nos sociétés occidentales ont subitement redécouvert ce régime de contrôle des épidémies sur une échelle territoriale sans précédent et doté d’une assignation à résidence généralisée. Les mêmes causes produisent souvent les mêmes effets : la suspension d’une grande partie des activités économiques plonge les plus pauvres et précaires dans une situation de vulnérabilité extrême et elle ampute les revenus de nombreux salariés en dépit du bon niveau d’indemnisation du chômage partiel en France ; elle aggrave les inégalités sociales. La vie sociale et culturelle est, elle aussi, stoppée. Tout cela génère de nombreuses difficultés et des tensions sociales qui commencent à s’exprimer de façon visible.

Ce sont les raisons qui avaient conduit à l’abandon du dispositif de peste il y a un siècle et demi. Les voix, libérales, issues des pays européens à système parlementaire, soulignaient que cette suspension des activités occasionnait de tels dysfonctionnements pour les plus démunis qu’elle les fragilisait et en faisait des proies toutes désignées pour l’épidémie. L’argument du maintien du libre-échange, de la circulation des biens et des marchandises, valeur cardinale de cette période, était aussi très souvent exposé. Il permettait d’opposer les régimes autoritaires, ceux dirigés par des autocrates (Empire russe, Prusse, Empire austro-hongrois), aux régimes parlementaires occidentaux, attentifs aux libertés. Les Anglais décident donc de substituer au dispositif ancien un nouveau système, plus souple et qui surtout maintient la liberté du commerce. Adossé à un effort de vigilance de la salubrité et de l’hygiène publiques intérieures, il permet de laisser accoster les bateaux dans les ports, de les soumettre à une inspection médicale immédiate, de diriger les personnes contaminées vers des Fever hospitals et de laisser débarquer les autres passagers, tout en leur demandant l’adresse à laquelle leur santé pourra être vérifiée au cours de la petite semaine qui suit (Sanitary Act, 1866, Public Health Act, 1872).

Ce système, avec des variantes sensibles, a été appliqué dans la plupart des pays du monde pendant un siècle et demi. Certes, il n’a pas permis d’arrêter la propagation de la grippe dite russe (1889-90), de la grippe espagnole qui a fait plus de victimes que la Grande Guerre (30 à 50 millions dans le monde), puis de la grippe asiatique (1957-58) et de celle de Hong Kong (1969-70 en France). Mais en dépit du grand nombre de décès observés (en France, 300-400 000 décès en 1918-19 ; 20 000 en 1957-58 ; encore 31 000 au moins en 1969-70), le système n’est pas abandonné lors de la menace du H1N1 en 2009-2010. La mise en scène médiatique soignée du confinement organisé en Chine, l’ampleur de la contagion et le niveau de la mortalité observés en Italie ont conduit la plupart des pays du monde à revenir aux temps anciens de la fermeture des frontières, de l’interruption des activités. Mais deux pays ont proposé des solutions très différentes de se protéger du danger : la Suède qui a parié sur le haut niveau d’éducation de sa population à la santé publique et sur la responsabilisation individuelle ; la Corée du Sud où une start-up a été l’une des premières au monde à mettre au point et à produire massivement des tests de dépistage et d’autres à imaginer ce système d’identification des personnes et des lieux infectés du Covid-19 autour d’ego grâce à des applications disponibles pour smartphones. Nous verrons dans quelques mois quelle était la meilleure solution mais il est bien certain que nos sociétés européennes doivent inventer un système de contrôle des grandes épidémies adapté à notre monde globalisé, très mobile, attentif à l’éducation, aux high-tech mais aussi au respect des libertés individuelles et à la protection des données personnelles. Nous savons que ce ne sont pas des valeurs également partagées dans le monde ; raison de plus pour que nous devenions des forces de propositions lucides et vigilantes.

 

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A propos de l'auteur: 

Directeur d'études à l'EHESS et membre associé du CRH (équipe Esopp), Patrice Bourdelais a pour objet de recherches les épidémies en Europe et leur prévention