Marges urbaines, formes de vie confinées et ouvertures critiques. Relire De Martino au temps de la catastrophe

Il est temps que le temps advienne.
Il est temps.

Paul Celan, Corona

 

Comment les marges de la collectivité, ici la banlieue où se meuvent celles et ceux que la construction nationale désigne comme lui étant étrangers, réagissent-elles au temps d’exception ? La question est glissante : sitôt le confinement déclaré, une partie du débat public a cru repérer de « l’indiscipline » dans des territoires déjà ordinairement caractérisés comme « perdus » et dont il s’agit de favoriser « la reconquête républicaine ».

Prenons en exemple la Seine-Saint-Denis, département le plus pauvre de France et emblématique espace d’accueil de diverses générations d’immigration. Face à la doxa qui s’énonce dans le débat public, il faut alors rappeler en préalable tant le respect du confinement qui globalement s’y donne à voir que le fait qu’une importante partie de ceux qui y vivent, travailleurs aux métiers d’ordinaire disqualifiés (vigiles, caissières, aides-soignantes, infirmières, ouvriers etc.), n’ont pas interrompu leur activité. Pour autant, s’il est nécessaire, ce constat est insuffisant pour l’appréhension du rapport qu’entretiennent des formes de vie marginales avec le fait de la pandémie.

Une piste est alors suggérée par la relecture de l’œuvre d’Ernesto De Martino, dont le point central à saisir est la pensée magique et le vécu de la mort en Italie méridionale. Partant, caractérisant le rapport proprement moderne aux apocalypses culturelles, l’anthropologue italien indiquait alors que « d’un côté, le monde, c’est-à-dire la société construite autour de valeurs humaines, ne doit pas finir même si – ou plutôt parce que – les individus ne disposent que d’une existence finie ; de l’autre, le monde peut finir, non tant dans le sens naturaliste d’une catastrophe qui peut détruire ou rendre inhabitable la planète Terre, mais au sens où la civilisation peut s’auto-anéantir, perdre le sens des valeurs intersubjectives de la vie humaine, et faire un usage insensé du pouvoir de domination technique de la nature, c’est-à-dire en user pour anéantir toute possibilité de culture » (De Martino, La fin du monde. Essai sur les apocalypses culturelles). Ainsi, le monde qui peut finir n’est pas la scène physique de l’existence humaine mais le caractère culturel de celle-ci, c’est-à-dire, selon De Martino, la « puissance formelle de faire passer dans la valeur sociale ce qui dans la nature court vers la mort » (De Martino, Morte e pianto rituale).

En rétablissant alors le propos au temps du coronavirus, il apparaît que l’intégration du fait biologique dans la valeur sociale est ainsi le fait exclusif de l’autorité étatique. Face à la catastrophe épidémique, l’État définit d’un côté une population au sein de laquelle il s’agit de juguler le risque et de l’autre des « cas » réduits à leur occurrence statistique. « Faire vivre et laisser mourir » : l’État libéral retrouve ainsi les accents tout à la fois médicaux, hygiénistes et probabilistes dont Foucault rappelle qu’ils sont à sa genèse. Dans le même geste, l’État maintient la division du travail social qu’il garantit d’ordinaire déjà, certaines fonctions économiques sont ainsi maintenues et d’autres sont confinées, sans que le critère discriminant puisse être restitué dans les seuls termes de la nécessité pratique.

La rationalité étatique est ainsi l’opérateur exclusif de traduction du phénomène biologique en réel collectif. Le fait est manifeste à l’échelle globale et s’applique de toute évidence en banlieue où l’État ne suspend ni n’atténue la configuration qui d’ordinaire s’y déploie. Ainsi, dans cet espace historiquement lié au fait migratoire, la distinction entre étrangers et nationaux n’est pas congédiée : pour les immigrés, la vérification par les forces de l’ordre des autorisations de déplacement s’accompagne en pratique du contrôle des justificatifs de séjour. Plus généralement, le rapport des formes de vie locales au fait de la pandémie est d’abord informé par l’histoire longue de la gestion territoriale d’État. Subséquemment, si les structures collectives les plus institutionnelles (école, centres sociaux, clubs sportifs etc.) sont d’évidence suspendues, il en va de même pour la pratique religieuse dont l’opinion publique dit qu’elle constitue la réalité première des banlieues. Les mosquées ont ainsi tôt fait d’interrompre leurs activités et il apparaît alors que l’histoire récente, cousue de surveillance et de fermetures administratives, explique en partie une telle discipline collective. Plus dramatique encore, une terrible réalité se noue pour les défunts musulmans qui sont ainsi l’objet de la double impossibilité de l’enterrement sur le territoire national (peu de cimetières en France comptent des carrés musulmans) et du rapatriement dans les « pays d’origine » – en conséquence de la clôture des frontières par le pouvoir souverain. En creux, l’impossible mise en collectif de l’expérience du désastre généralise le constat, y compris au sein de la communauté des fidèles, d’une apocalypse vécue sur un mode sécularisé et sans eschaton, c’est-à-dire, selon De Martino, « dans la culture occidentale, en dehors de tout horizon religieux de salut […], catastrophe désespérée du mondain, du domestique et du familier, du sensé et de l’utile ».

Face aux formes de vie effacées, non du fait du virus mais de la traduction que lui donne l’État, que subsiste-t-il alors ? Sans doute des modalités plus précaires encore d’être-au-monde en banlieue (rappelons ainsi que l’étymologie du mot indique l’exil forcé) : celles qui constituent un arc allant des campements de travailleurs pauvres, de migrants ou de rroms, pour lesquels la rue est au principe de l’existence, aux foyers loués aux ouvriers par des marchands de sommeil et qui ne correspondent pas à l’implicite de la vie bourgeoise au cœur de la politique du confinement, passant enfin par la figure des jeunes de quartier dont on sait que la sociabilité ordinaire fait de l’extérieur une – rare – possibilité d’extension de soi.

Partant, l’impossible prise en compte de ces formes de vie marginales suffit à mettre cruellement en lumière la nécessité d’un nous et d’une capacité d’agir face à la catastrophe qui ne soient immédiatement rabattus sur la rationalité étatique et, partant, celle d’une politique authentiquement réflexive quant aux formes de vie qu’elle engage. Autrement dit, avec les mots de De Martino : « le monde qui ne doit pas finir l’emportera sur la tentation récurrente du monde qui peut finir, et à la fin d’un monde ne signifiera pas la fin du monde, mais, simplement, le monde de demain. »

 

Pour en savoir plus :

Les Éditions de l'EHESS vous recommandent :

À retrouver dans le Carnet de l'EHESS :

On en parle dans les médias :

Retrouvez l'intégralité des chercheurs et chercheuses de l'EHESS dans la revue de presse Coronavirus : Regards de l'EHESS.

A propos de l'auteur: 

Aïcha Bounaga est doctorante au Cherpa (Sciences-Po Aix), où, sous la direction de Franck Fregosi (Sciences-Po Aix), elle mène une thèse nommée "Surveiller, prévenir et endiguer la radicalisation politico-religieuse au prisme de l'action publique locale : initiatives, dispositifs et partenariats publics et privés en région PACA".

Doctorant au CMH (EHESS/ENS) sous la direction de Patrick Michel (CMH) et Bruno Karsenti (Lier), Hamza Esmili mène une thèse intitulée "Marginalité et contre-hégémonie. Formes culturelles et mobilisations collectives en banlieue francilienne".

Doctorant contractuel de l’université Paris-VIII, Montassir Sakhi entreprend la thèse suivante, sous la direction d'Alain Bertho (Paris-VIII) : "Être et faire en État Islamique : Pourquoi et comment des combattants français et marocains s’engagent à Daech ?".