Parenthèse anomique

Et si nous étions toutes et tous les cobayes « volontaires » d’une expérimentation sociale inédite et planétaire ? Aucun·e sociologue n’a un jour imaginé qu’il serait possible de monter un tel protocole de recherche, portant sur des millions d’individus et visant à évaluer les effets d’une parenthèse anomique. Dire que les astronautes nous ont été longtemps présenté·es comme des surhommes et surfemmes seul·es capables de survivre dans un environnement social minimal… Nous sommes désormais des millions d’astronautes soumis aux effets de l’éloignement amical et familial, à l’extrême routinisation de nos journées, à un environnement sensoriel réduit à l’essentiel, à la peur de l’effondrement psychologique. Malheureusement, et c’est là que la comparaison ludique prend fin, le protocole qui nous est imposé ne dispose pas de dispositif de sortie anticipée pour celles et ceux qui trouvent l’expérience trop longue, trop ennuyeuse ou carrément insupportable. Depuis plusieurs mois, des millions d’individus sont ainsi contraint·es de se conformer à un protocole sanitaire : il est question de couvre-feu, de confinement, d’attestations, de distanciation sociale. Une expérimentation totalement inédite qui ne peut qu’attiser le questionnement sociologique : sommes-nous en train de vivre une expérience transformatrice commune ? Les modalités de notre survie actuelle préfigurent-elles un mode de vie futur, un système économique sans contact où il faudra se contenter du sourire apposé sur les cartons d’Amazon ? Tout ceci n’est-il qu’un moment de familiarisation à un monde à venir ? Comment allons-nous sortir de cette expérience, et que faire de cette dernière ?   

Cet exercice massif de retour sur soi, de réflexivité, nous semble pouvoir être appréhendé sous la forme d’une double exploration. En premier lieu, une exploration de soi, qui peut prendre la forme d’une frénésie d’exercices physiques et spirituels devant le risque sensible de collapse psychologique, le tout piloté par les algorithmes régulateurs de nos applications préférées. Bien sûr, cette attention à soi reste peu accessible aux personnes prises par l’urgence de leur situation. Nombreuses sont en effet celles qui ne peuvent que subir la période et dont la seule tactique consiste à se retrancher, à endurer, à espérer. Pour d’autres, c’est le temps de la redécouverte intime du corps, avec la pratique du yoga et de l’activité physique « en salon ». Pour d’autres encore, les plus aventureux·ses, ce temps est même dédié à l’expérimentation de soi : méditation, jeûne, autohypnose... Cet engagement dans un processus, que nous analysons de manière critique et nommons « optimisation de soi », conduit à réinterroger notre alimentation, notre habitat, notre rapport à la nature et aux autres, notre style de vie. Avec le confinement, la pauvreté du quotidien ressurgit brusquement. L’ordinaire prend une autre couleur, il n’est plus ce temps second et négligeable qui nous sépare des temps forts de notre vie. En l’absence de projet structurant notre avenir, le quotidien redevient la trame pratique et politique de notre vie dégradée. Un quotidien qu’il nous faut soudainement, dans un pur réflexe de survie et à la manière des prisonniers, déconstruire et réinvestir au plus vite. 

À cette exploration de soi, « marchandise formidable » pour Illouz, dont l’étendue des possibles est intimement conditionnée par les inégalités sociales, vient s’ajouter une exploration du monde, qui puise là encore toute sa force dans un quotidien transformé, devenu rugueux, au sens où il n’apparaît plus comme une structure normalisée, un impensé qui va de soi. La crise sanitaire révèle le fonctionnement intime de nos sociétés, la complexité cachée des organisations qui structure ce quotidien. L’approvisionnement de nos marchés et de nos supermarchés est subitement apparu comme une forme de miracle nécessitant la collaboration d’un grand nombre d’individus et de compétences. La fragilité de notre mode de vie est redevenue une évidence et la question de l’utilité sociale des métiers rejaillit. L’épidémie de Covid-19 a ainsi pour effet de renvoyer chacun·e d’entre nous, coincé·e dans son chez soi-cellule, à une analyse pragmatique de notre société, de ses dysfonctionnements mais aussi des ressources qu’elle est susceptible de mobiliser dans ces périodes exceptionnelles. Le confinement offre ainsi l’opportunité d’un acte réflexif, d’un pas de côté, il oblige à regarder différemment la société et à l’envisager dans son ensemble, dans ses interdépendances, dans ce qui relèverait du luxe et de l’essentiel.

Nous sommes bel et bien soumis·es à une expérimentation sociale inédite, une expérience prolongée de vie dégradée dont personne ne semble savoir quels en seront les effets sociaux. On commence bien sûr à entrevoir les effets économiques et psychologiques d’un tel régime de vie ainsi que les drames à venir. Qu’en sera-t-il au niveau politique ? Le temps long laissé au travail réflexif débouchera-t-il sur une forme de politisation ? Cette dernière, nous semble-t-il, pourrait justement naître du glissement d’une exploration à l’autre, d’un entremêlement salvateur pour (enfin) passer du soi au nous. 

 

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A propos de l'auteur: 

Sébastien Dalgalarrondo et Tristan Fournier sont sociologues, chargés de recherche au CNRS (Iris, CNRS-EHESS).