La peste et les promesses de la microbiologie

Les yeux d’une bonne partie du monde se trouvent actuellement rivés sur la possible découverte d’un vaccin et/ou d’un traitement efficace contre le Covid-19. À la fin du XIXe siècle, une attente semblable existe concernant la peste bubonique, fléau qui frappe alors les quatre coins du monde. Contrairement à d’autres épisodes du passé, cette pandémie rencontre la microbiologie. Science assez jeune, la microbiologie présente différentes promesses médicales qui se matérialisent, dans la lutte contre certaines maladies, sur la forme de sérums thérapeutiques ou de vaccins. Dans le cas de la peste, ces deux types d’objets émergent ensemble, tout en étant produits à large échelle et globalement. En effet, moins de deux ans après la découverte du bacille de la maladie, en 1894, les premiers sérums et vaccins antipesteux ont vu le jour. Les limites de ces solutions ont toutefois vite émergé et le besoin de perfectionner ces innovations ou d’en trouver des nouvelles a engendré par conséquent une recherche intense pour connecter des acteurs basés dans différentes parties du monde, comme le Brésil et l’Inde. Les ressorts scientifiques de ces échanges, des plus mauvais aux plus spectaculaires, ne seront pas complètement étrangers aux promesses et angoisses de la situation actuelle.   

À la fin du XIXe siècle, la sérothérapie semble l’une des promesses médicales les plus séduisantes, surtout grâce aux résultats heureux fournis par le traitement contre la diphtérie à partir de 1894. Sans vouloir rentrer dans les détails trop techniques, la fabrication d’un sérum suit ce schéma : les bactéries responsables de la maladie que l’on souhaite traiter ou les toxines produites par elles sont d’abord injectées sur des animaux, des chevaux surtout, qui « fabriquent » par la suite des substances antitoxiques et antibactériennes (on dirait aujourd’hui des anticorps). Les animaux sont saignés et le sérum qui en sort est enfin appliqué sur le malade, qui reçoit ainsi une dose « extra » d’anticorps dans sa propre lutte contre l’infection.

Entre 1895 et 1902, au moins quatre sérums antipesteux apparaissent, connus sous le nom de leurs créateurs. Il s’agit donc du sérum de Yersin-Roux, fabriqué à l’Institut Pasteur de Paris ; du sérum d’Alessandro Lustig, inventé à Florence ; du sérum de Camillo Terni, mis au point à Messine, en Italie, et essayé à grande échelle à Rio de Janeiro ; et enfin du sérum de Vital Brazil, préparé au laboratoire du Butantan à São Paulo et testé pour la première fois lors d’épidémies locales au Brésil. La différence entre ces sérums réside notamment dans ce qui est inoculé aux animaux producteurs de sérums – des extraits microbiens ou la bactérie elle-même – et, dans ces derniers cas, s’il fallait injecter des microbes vivants ou « chauffés ».

Lors des premiers essais de laboratoire et ensuite sur des populations humaines, ces quatre sérums se montrent bien capables de réduire la mortalité due à la peste. Ce constat pousse leurs créateurs à les envoyer à Bombay, épicentre mondial de la pandémie. Ce faisant, les savants cherchent non seulement à mettre à l’épreuve l’efficacité thérapeutique de ces objets dans un contexte épidémique plus aigu, mais ils pensent aussi pouvoir récolter des profits politiques, diplomatiques et économiques dans le Raj. Conduits par des Britanniques et Indiens, les tests avec ces médicaments vont s’enchaîner jusqu’à 1905 avec des techniques d’évaluation très modernes pour l’époque, dont l’usage de cas-contrôle. Les résultats de ces essais se montrent terribles pour les projets scientifiques et commerciaux des créateurs de ces objets. En effet, malgré les promesses et les attentes, les sérums antipesteux n’arrivent pas à baisser la mortalité des patients traités à Bombay et le verdict de ces tests pointe le besoin de recommencer les études sur la sérothérapie antipesteuse.

Cependant, à la même époque que ces essais à Bombay mais à l’autre bout du monde, la sérothérapie antipesteuse porte ses fruits à Rio de Janeiro. Plusieurs savants — français, brésiliens, italiens, britanniques et indiens — cherchent donc à comprendre cet écart. Leurs réponses sont variées. D’abord, ils soulèvent des points techniques, comme le temps qu’ont passé dans le bateau les sérums avant d’arriver à Bombay par-rapport à la fraîcheur de ceux utilisés dans la capitale brésilienne. Ensuite, ils repèrent des différences lors de l’application de ces objets : les sérums sont injectés par voie intraveineuse au Brésil tandis qu’en Inde on préfère la voie hypodermique. Enfin, certains acteurs mobilisent des explications raciales et pointent que les « Hindous » sont plus sensibles à la peste que d’autres « races » humaines.

Quelle qu’en soit la ou les raisons correctes, les ressorts de ces essais à Bombay et l’examen des statistiques brésiliennes apparaissent doubles pour ces acteurs. D’un côté, les sérums antipesteux ne se transforment pas en objets presque miraculeux, comme certains l’imaginaient. De l’autre, vu que ces médicaments se montrent essentiels dans certains contextes épidémiques et peu efficaces dans d’autres, la recherche sur le traitement de la peste jette des doutes sur la propre prétention universaliste de la microbiologie. 

Les épidémies de peste ont permis également l’avènement de nouveaux vaccins, mais aussi, voire plutôt, de pratiques d’immunisation. Comme pour les sérums antipesteux, un bon nombre de vaccins antipesteux sont mis au jour dans les premières années de la pandémie, mais celui qu’invente en Inde le savant russe Waldemar Haffkine restera pendant des années le plus utilisé. En effet, le Plague Research Laboratory de Bombay, institution dont Haffkine a été le premier directeur, produira à peu près un million de doses de ce vaccin par an entre 1899 et 1920. Selon des études conduites par les membres du laboratoire, l’objet arrive à protéger les inoculés dans une proportion plus large que les non-inoculés. Cependant, l’immunisation n’est pas à vie, par contraste avec le vaccin antivariolique ; elle ne dure, en général, que six mois, le temps d’une saison épidémique.

Outre cette faiblesse, l’objet est fort critiqué sur d’autres fronts. Selon deux membres de l’Institut Pasteur, Alexandre Yersin et Paul-Louis Simond, qui observent ses effets lors d’une mission à Bombay, le vaccin de Haffkine semble dangereux : il peut hâter la maladie chez des gens avec le bacille en stage d’incubation, car le prophylactique est fabriqué avec des microbes morts et leurs toxines. En plus, l’immunité qu’il confère ne produit d’effets qu’après dix jours et le vacciné reste donc exposé à la maladie pendant ce laps de temps. À sa place, Yersin et Simond recommandent d’appliquer le sérum antipesteux à titre prophylactique afin de créer une immunité immédiate et sans risques. Cette solution, connue alors comme sérovaccination, présente cependant son propre lot de problèmes : la réaction induite par le sérum ne dure que dix jours, incapable donc de protéger quelqu’un pendant la saison épidémique sans une revaccination constante. Pour régler ce défaut, d’autres membres de l’Institut Pasteur, Alexandre Salimbeni et Albert Calmette, proposent en 1899 une troisième pratique, une « méthode mixte », qui consiste à mélanger le sérum au vaccin et les injecter ensemble, créant ainsi tantôt une immunité immédiate, grâce au premier, tantôt durable, grâce au second.

Ces trois solutions émergent donc à partir d’échanges et de controverses entre des savants basés alors en Inde et en France. Pourtant, c’est au Brésil qu’elles sont appliquées ensemble pour l’une des premières fois, ce qui a lieu dans un dialogue assumé avec ce qui est discuté dans les deux autres endroits. Dans la ville de Rio de Janeiro, un plan est esquissé en 1901 par le médecin Oswaldo Cruz pour donner le sérum antipesteux à titre prophylactique à ceux en contact direct avec des malades de peste ; employer la méthode mixte sur la plupart des gens pendant la saison épidémique et appliquer le vaccin à une grande partie de la population lors de l’accalmie épidémique. Bien qu’elle devienne une réalité, cette politique se heurte pourtant à différentes barrières au long de la première décennie du XXe siècle. D’un côté, le peuple de Rio de Janeiro se révolte en 1904 contre l’obligation du vaccin antivariolique, empêchant par la suite le maintien d’une politique de vaccination contre la peste. De l’autre, des problèmes techniques intrinsèques aux trois pratiques sont remarqués : l’usage concomitant du sérum avec le vaccin pourrait provoquer la double annulation de ces deux objets, empêchant ainsi l’obtention de l’immunité. De même, l’utilisation réitérée du sérum à titre prophylactique pouvait causer des accidents anaphylactiques souvent mortels. 

L’expérience de l’application de ces pratiques d’immunisation, individuellement ou en simultané, en Inde et au Brésil montre à la fois qu’elles sont indispensables pour contenir l’épidémie en même temps qu’elles ne peuvent pas l’endiguer à elles seules. De fait, de nouvelles mesures sanitaires deviennent cruciales pour parer la diffusion de la peste, au Brésil surtout, et à moindre échelle en Inde, dont une intensive campagne de chasse aux rats, supposés vecteurs de la maladie, en compagnie de leurs puces.

Sans vouloir retirer des « leçons » de cette expérience historique, trois points peuvent être pourtant intéressants à souligner afin de mieux comprendre la situation actuelle. D’abord, la création de vaccins et sérums antipesteux dans des laboratoires ne fut que le premier pas de leur véritable mise au point. En effet, c’est dans la pratique concrète des hôpitaux, des centres de vaccinations, au long des campagnes d’immunisation, en gros dans les espaces des villes, que le sort de ces artefacts techniques s’est joué. Ensuite, ils n’étaient ni infaillibles ni magiques, mais non négligeables pour autant. La peste a donc été progressivement contrôlée grâce à ces objets, mais aussi à l’inclusion d’autres stratégies sanitaires. Enfin, l’efficacité ou la faiblesse de ces objets ne semblaient pas universelles, mais des questions variables selon le contexte épidémique et social.

Aujourd’hui, si le mot d’ordre est d’apprendre à vivre avec le virus, pour cela, il va nous falloir apprendre également à vivre avec les futurs vaccins et médicaments qui seront bientôt mis sur le marché tout en tenant compte de leurs potentialités, de leurs limites et de leur variabilité. En d’autres termes : l’imminent avènement de ces objets ne signifierait peut-être pas la fin de la pandémie, mais, bien probablement, la fin d’une première phase et le début d’une autre.  

 

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A propos de l'auteur: 

Historien, Matheus Alves Duarte da Silva a soutenu récemment sa thèse l’EHESS. Il est actuellement postdoctorant à l’Université de St Andrews (Royaume-Uni) dans le projet “The Global War Against the Rat and the Epistemic Emergence of Zoonosis”.