Le port du masque et la communication des personnes sourdes

Les masques :
Face au Covid-19 et au dé-confinement, les pouvoirs publics ont organisé des mesures sanitaires en conseillant ou édictant le port du masque pour en freiner sa propagation, plus ou moins associé à une distanciation sociale. Ces masques à usage unique, produits en masse, sont pour la majorité opaques, occultant la partie basse du visage, comprenant le nez, la bouche et le menton. Et leur généralisation dans le contexte pandémique exponentiel (avec une offre élargie au niveau matières, ergonomie, transparence, confort, écologie) a entraîné un bouleversement et une redéfinition des rapports humains au niveau communication pour le grand public.
Quelle communication pour les personnes sourdes ?
De par leur spécificité, les personnes sourdes et malentendantes, sont sensibles aux problématiques entourant la communication : tout bouleversement à ce niveau impacte plus fortement leurs vies quotidiennes par rapport à d’autres minorités.
Les sourds utilisent essentiellement le canal visuel pour communiquer. A travers ce mode, les sourds ont la possibilité de pratiquer entre autres la langue des signes française (dite LSF), associée ou non avec la lecture labiale, utilisée pour comprendre le sens d’une phrase à travers le mouvement des lèvres (« lire sur les lèvres »), ou le langage parlé complété (LPC).
Mais avant tout, pour pallier au manque de son, les sourds ont recours à la palette d’expressions du visage exprimant les émotions accompagnant le discours, l’équivalent des intonations dans le langage parlé qui ne sont pas captées par les sourds, et qui permettent d’en compléter ou corriger le sens. Cette précision est importante car elle permet d’appréhender l’impact du port du masque même dans l’utilisation de la langue des signes seule entre deux signeurs. Car la LSF, qui est une langue à part entière, est structurée en cinq paramètres grammaticaux qui mettent en jeu le corps ET le visage (mouvement, orientation, configuration des mains, espace et expressions faciales indissociables du corps).
Quels obstacles ?
Une fois ce préalable posé, l’entrave représentée par le masque pour le sourd est mieux saisie : avec les masques (opaque ou non tel qu’abordé plus bas), ni lecture labiale possible, ni communication aisée en langue des signes avec la perte des expressions du visage faisant partie du signe.
Une réflexion a justement été menée sur l’adaptation de masques aux modes de communication spécifiques aux sourds. Elle s’est focalisée sur le nécessaire « transparence » desdits masques. L’idée de visières portées sur le front a été écartée car non homologuée aux normes de protection sanitaire. Des « fenêtres » en plastique transparent ont été développées sur une structure de masque, dont certaines ont été homologuées[i]. Mais si ces solutions existent elles ont toujours des inconvénients de coût ou pratiques (notamment une buée qui se dépose sur sa face intérieure, masquant le visage) : le problème de compréhension de l’interlocuteur masqué reste donc le même.
Et quelles réactions ?
Cette réflexion déborde même parfois sur des débats passionnels. Dans un souci normatif, le concept de « masques inclusifs » avait été développé pour ceux transparents. Mais ledit concept est en lui-même réducteur, car il range le problème de la surdité à un simple problème de lecture labiale. Or la Fédération nationale des sourds de France souligne que « La lecture labiale n’est pas la seule solution […] la personne sourde doit déduire les parties manquantes du message en suivant les expressions faciales de l’interlocuteur ou le contexte spatial et temporel » [ii] . Et les reflets lumineux sur la surface plastique ou la zone de visage occultée par les éléments opaques desdits masques s’ajoutent à la gêne vue ci-dessus.
Il a aussi été source de frustrations par exemple pour les sourds qui ont eu la surprise de recevoir un lot de ces masques transparents pour leur propre usage alors qu’ils auraient dû être destinés en premier à leurs interlocuteurs…
Et le corollaire est la croyance que la langue des signes permet de conserver une communication aisée entre sourds alors que le masque créé justement des malentendus et contresens en masquant la moitié desdits paramètres de la LSF apportés par le visage.
Rejet et invisibilité :
Brigitte Garcia, professeur de linguistique parle justement du port du masque comme d’un double handicap pour les sourds et malentendants, expliquant que « c’est toujours le sourd qui doit faire l’effort de s’adapter, mais avec les masques ça devient trop… »[iii]. Déjà, sans masques, sans interprètes, nombre de sourds défendent sans cesse leur place sociale, leur affirmation pour un droit à la communication. Et avec le masque, les sourds deviennent invisibles, compliquant considérablement leurs démarches face à des interlocuteurs refusant d’enlever leur masque, même s’ils sont doublement protégés par une vitre. Par exemple, de nombreux sourds en tête de file, pas assez prompts pour comprendre le correspondant, ne peuvent (sa)voir que parfois d’autres personnes derrière poussent leur avantage pour les doubler dans la queue. Puisque, du point de vue d’un sourd, le monde n’est que silence : pouvoir voir et savoir si une personne parle lui permet de se positionner et réagir en fonction du contexte.
Et en cela, faute d’assurer une présence sociale, de défendre sa place, la personne sourde se sent rejetée, mise à l’écart, réduite à une silhouette silencieuse. Tout comme d’autres minorités cachées, mises à l’écart, voilés, cette relégation leur enlève tout poids, toute crédibilité : les plateformes d’écoute et de soutien psychologiques pour les sourds tels l’association SOS Surdus (qui développe des aides de communication à distance[iv]) ont vu leur audience exploser actuellement face aux sentiments d’exclusion éprouvés par la population sourde.
Sensibilisation :
Face aux manifestations des antivax ou contre le pass sanitaire ou vaccinal, est-il possible de manifester contre le port du masque pour obtenir des aménagements adaptés pour les sourds ? Cela semble délicat car le masque est proposé comme une mesure de prophylaxie compréhensible, mais qui exclut toute une frange de la population.
Il est difficile de proposer des alternatives au masque, mais puisque le gouvernement parle de la nécessité d’une quatrième vaccination pour certaines catégories vulnérables de population, est-ce que ladite vaccination pourrait être étendue aux personnes sourdes, ainsi qu’aux professionnels travaillant avec eux et obligés d’enlever leurs masques en permanence, tels les interprètes en LSF / codeurs LPC, enseignants et autres ? Et ce, pour que les sourds puissent voir leurs interlocuteurs baisser leurs masques pour améliorer leur communication : cela les met en première ligne des risques de transmission du virus, en particulier le variant Omicron très contagieux. Une sensibilisation gouvernementale est nécessaire pour éviter l’exclusion par le masque qui est d’autant plus dure à vivre pour les personnes sourdes, qu’en les privant d’une communication visuelle essentielle et compensatrice, ces derniers perdent tous les repères durement construits et acquis pour compenser leur audition défaillante, les isolant d’autant.
Et pourtant avec la distanciation sociale du Covid interdisant tout contact physique non nécessaire, incluant la poignée de main – remplacée par des formes de saluts variés tels le coude, le poing, l’inclinaison japonaise, le pouce levé se sont développés – le simple salut spontané en langue des signes effectué par la paume de la main sur le menton, toujours compréhensible malgré le masque, pourrait être promu. Et permettrait par-là de rapprocher la communauté sourde de la société.
POUR EN SAVOIR PLUS :
- Elena Chamorro, Soline Vennetier, « Déconstructions et reconstructions du handicap en temps de coronavirus », 8 avril 2020
- « Coronavirus: les femmes handicapées s'expriment "contre leur invisibilité" », Camille Wernaers, RTBF, 25 mars 2020
- « Coronavirus : les Sourds mis en danger », Laurent Lejard, Yanous, 20 mars 2020
- « Coronavirus: des masques inclusifs pour les sourds et malentendants », RFI, 20 août 2020
- « Coronavirus : enfin une solution pour les sourds et malentendants (mais pas que...) », Virginie Incerto, Au Féminin, 8 septembre 2020
- « «Les masques, c’est ma hantise» : le désarroi des sourds et malentendants face au coronavirus », Iris Peron, Le Parisien, 3 avril 2020
- « Covid-19 : chroniques du handicap confiné », Droit pluriel, mai 2020
- « Le port du masque, un handicap de plus pour les personnes sourdes », Frédéric Rabiller, La Montagne, 4 juin 2020
LA DIRECTION DE L'IMAGE ET DU SON VOUS RECOMMANDE :
À RETROUVER DANS LE CARNET DE L’EHESS : PERSPECTIVES SUR LE CORONAVIRUS :
- Elena Chamorro, Soline Vennetier, « Déconstructions et reconstructions du handicap en temps de coronavirus », 8 avril 2020
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Olivier Schetrit est chercheur au Centre d'étude des mouvements sociaux (Cems), et Mathias-Henri Glénard est ingénieur cadre.