Pratiquer la science à distance ? Adaptation du travail de terrain par temps de restrictions

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                            Billet écrit en août 2021.

Si le virus SARS-CoV-2 se propage dans la plupart des pays du monde, certains territoires insulaires ne dénombrent que peu ou pas de cas (WHO Coronavirus Dashboard). Dans l’archipel norvégien du Svalbard, situé à l’Est du Groenland dans le haut Arctique, un cas unique de Covid-19 a été recensé par l'Institut norvégien de santé publique entre mars 2020 et juillet 2021. Des restrictions à l’entrée en Norvège ainsi que des mesures sanitaires visant à réduire la transmission du virus au sein du pays peuvent expliquer cette singularité. La politique de gestion de la pandémie déployée en Norvège et au Svalbard ont cependant affecté l’économie de l’archipel, plus particulièrement les activités liées au tourisme et à la recherche polaire.

Outre les désagréments qu’elle pose sur le lieu d’enquête, l’évolution de la réglementation présente donc l’intérêt de questionner les pratiques de terrain des sciences naturelles sous un angle nouveau et de rendre intelligible des processus qui, sans les conséquences d’une crise sanitaire mondiale, se laissent difficilement saisir. La gestion de la pandémie dévoile l’appartenance politique du Svalbard autant qu’elle révèle la dépendance de la recherche polaire au cheminement sans entrave des praticiens entre leurs laboratoires ou instituts de recherche et leurs terrains. Nous pouvons, entre autres, nous demander comment se maintiennent les activités scientifiques lorsque les chercheurs ne parviennent plus à atteindre ni fjords, ni toundra, ni glaciers ni bases qui constituent leurs sites d’étude. Que fait-on des capteurs et des dispositifs instrumentaux lorsque ceux qui les installent et réalisent leur maintenance se voient empêchés de voyager ? Que deviennent les campagnes de terrain sans terrain ? Que dire, enfin, d’une station de recherche internationale dont l’accès est sérieusement restreint ? Par les contraintes qu’elle induit, la pandémie de Covid-19 éclaire les conditions de possibilité de la recherche polaire au Svalbard et, s’il en est, les façons de pratiquer la science à distance. 

Les mesures déployées au Svalbard telles que l’isolement, la fermeture d’établissements accueillant du public, la limitation des rassemblements, l’annulation d’événements sportifs et musicaux, la distanciation sociale, la restriction de la vente d’alcool, le traçage numérique et le port du masque prolongent des dispositions réglementaires nationales et suivent les recommandations de la Direction de la Santé et de l’Institut de santé publique norvégiens (Covid-19-forskriften av 27. mars 2020 nr. 470 [Règlement du 27 mars 2020 no. 470 sur le Covid-19]). Inversement, l’allègement des mesures sanitaires s’adosse aux données sur le taux d’infection et de personnes malades et à l’état d’avancement de la vaccination au sein du pays.

Pour autant, des situations locales influencent l’édification des règles et l’élaboration des politiques publiques se fait aussi, en partie, au Svalbard. L’infection d’une partie de l’équipage du MS Roald Amundsen, armé par Hurtigruten, au large du Svalbard a par exemple conduit à une interdiction de débarquement pour les navires de croisières de plus 100 personnes, le 3 août 2020. La règlementation procède d’un enchevêtrement de normes à différents niveaux, le gouverneur du Svalbard détenant certains pouvoirs comme celui de fermer des entreprises.

Ce détour par les mesures sanitaires souligne l’épais lien entre l’archipel et le reste de la Norvège. À la lumière de celui-ci, il nous est aisé de concevoir que des restrictions de voyage vers la Norvège s’assortissent de mesures au moins égales au Svalbard. Loin d’être un processus linéaire, la fermeture des frontières norvégiennes en 2020 et 2021 s’est traduite par une série de décisions gouvernementales qui ont autorisé l’afflux des visiteurs européens pendant l’été 2020 puis graduellement restreint l’accès des ressortissants étrangers jusqu’à la levée des restrictions pour les personnes entièrement vaccinées (« fullvaksinert »), immunisées, et certains voyageurs d’affaires. Entre le 29 janvier et fin juin 2021, seuls les citoyens norvégiens et les résidents de Norvège étaient autorisés à entrer sur le territoire. Des exemptions d’interdiction d'entrée ont été accordées à diverses catégories d’individus et en particulier aux praticiens de la science pour leur permettre de maintenir leurs activités au Svalbard. Plusieurs chercheurs ont ainsi réussi à atteindre l’archipel et à mener à bien leurs missions après avoir rempli des formalités nombreuses. Avant même la fermeture des frontières, partir au Svalbard impliquait de remplir un formulaire d’enregistrement, d’observer une quarantaine sur le continent et de se soumettre à des tests de dépistage au SARS-CoV-2. Ces règles se sont progressivement durcies donnant, entre autres, le primat aux hôtels de quarantaine par rapport à d’autres formes d’hébergement. De nouvelles dispositions pour le dépistage ont également été introduites le 28 janvier 2021 afin de limiter la transmission des variants du coronavirus.

Ces mesures renforcées ébranlent le droit d’accès au Svalbard des praticiens de la science que devait en toute logique garantir le traité international signé à Paris en 1920 au sortir de la Grande guerre, lequel reconnaissait dans le même temps la « pleine et entière » souveraineté de la Norvège. Comme l’ont établi Roberts et Paglia (2016), un script international co-existe avec un sentiment d’appartenance nationale vis-à-vis du Svalbard. Les restrictions d’accès au territoire au cours des années 2020 et 2021, postérieures à leur analyse, démontrent toutefois que le principe de souveraineté peut être réaffirmé suivant les conjonctures et ce envers les valeurs héritées de la tradition de terra nullius de l’archipel. La nécessité d’obtenir une lettre d’invitation d’une institution norvégienne pour se rendre au Svalbard consacre la posture de la Norvège comme puissance régulatrice et assortit l’entreprise scientifique de conditions définies sur une base nationale.

De la même manière, la pérennité du fonctionnement des bases scientifiques tout au long de l’année 2020 met au jour des modes de gestion différenciés et des capacités inégales selon les nations. Les bases qui disposent d’un personnel hivernant sont plus à mêmes d’assurer la continuité des projets scientifiques et de la surveillance environnementale pendant la pandémie. De fait, l’année 2020 a été ponctuée de campagnes de terrain annulées et reportées, en raison des restrictions de voyage mais aussi de l’augmentation des coûts, de l’allongement des missions induit par la quarantaine, d’absence d’autorisation de l’employeur et de la difficulté à réunir les équipes ou à jouir des conditions logistiques souhaitées. À toutes ces problématiques, s’ajoute, pour bon nombre de sciences environnementales, la pression de la temporalité des saisons. L’une des réponses observées au sein des milieux savants a été la délégation des tâches à des tiers, traduisant non seulement une adaptation au contexte social mais surtout une faculté à réorganiser des missions à partir des moyens accessibles. Au Svalbard, des personnels des bases scientifiques ont pu installer de nouveaux appareils de mesure envoyés par les airs et par la mer, assurer des collectes d’échantillons, vérifier et manipuler des instruments pour le compte de celles et ceux dont le voyage n’a pas eu lieu.

En mars 2020, l’organisation SIOS-Knowledge Center a créé une plateforme virtuelle permettant à ses membres de s’échanger des services et en particulier de répondre aux besoins de main d’œuvre et de moyens logistiques qui ont émergé au cours de la pandémie. Une annonce parue le 30 juin 2020 sur la plateforme explique que les employés de l’Institut polaire norvégien peuvent assister les chercheurs qui n’ont pu se rendre dans la station de recherche internationale de Ny-Ålesund, en collectant pour eux des échantillons et en vérifiant leurs instruments. Aussi anodine qu’elle puisse paraître, cette offre rappelle que l’Institut polaire norvégien a acquis le statut d’organisation hôte et de coordinateur de la recherche internationale au sein de la station au détriment d’autres organisations. Alors que l’Institut monnaye un soutien logistique, tout en renforçant symboliquement sa position, se développe parallèlement une entraide informelle basée sur les relations interpersonnelles des chercheurs et transcendant le plus souvent les institutions.

Au-delà de ses effets visibles sur les campagnes de terrain, la pandémie remet surtout en cause le continuum entre terrain et laboratoire. Dans de nombreux cas, les expérimentations et les analyses qui auraient dû prolonger les missions de terrain ont été annulées ou retardées du fait des restrictions d’accès et de la fermeture des espaces de recherche.

Nous pourrions nous demander si l’automatisation et le contrôle à distance des instruments scientifiques garantit cette continuité dans le contexte de la pandémie de Covid-19. Certains chercheurs ont, en effet, la possibilité de piloter leurs instruments depuis leurs pays et de consulter les données transférées en continu depuis le Svalbard. Bien que les instruments ne soient pas complètement autonomes et requièrent, de leur installation à leur maintenance, des interventions de ceux qui les ont conçus et les utilisent, ils offrent la possibilité d’accéder au terrain sans y être lorsqu’une situation aussi inédite que la fermeture des frontières se présente. Sans nous pencher sur les limites des dispositifs instrumentaux dans les milieux polaires, contentons-nous d’insister sur la place prépondérante des entités non humaines dans la production des données (et de certains types d’échantillons) et d’interroger les types de relations que les chercheurs construisent avec leurs terrains.

La reconfiguration du lien entre terrain et laboratoire peut être examinée à l’aune de l’usage croissant des moyens de télédétection. Ici encore, les discours et pratiques qui ont émergé au cours de la pandémie fournissent matière à discussion. Des appels à projets publiés en 2020 et en 2021 ont invité les chercheurs n’ayant pu se rendre au Svalbard et ayant des « trous » dans leurs données à solliciter des images RVB et hyperspectrales acquises au moyen de drones et d’un Dornier 228NG. Bien que l’installation aéroportée et le projet d’acquisition de données au cours de vols civils réguliers soit antérieure à la pandémie, la télédétection aérienne est promue comme un moyen de « combler les trous dans les données » (Duveau, 2021). L’impossibilité de voyager au Svalbard pour un nombre significatif de chercheurs a profondément changé la signification donnée à l’acquisition des données à distance malgré ses limites et le besoin persistant, pour certains, de se rendre sur leur terrain.

En conclusion, la pandémie de Covid-19 invite à réinterroger l’organisation du travail de terrain et les modes de production de la connaissance. La délégation des tâches, la mutualisation des moyens, l’automatisation et la télédétection produisent des formes d’attachement particuliers qui revêtent un sens nouveau dans les contextes spécifiques des années 2020 et 2021. Le cas de la recherche polaire au Svalbard apporte un éclairage à la fois sur les problèmes rencontrés par les praticiens des sciences de terrain et sur les stratégies et les solutions provisoires mises en œuvre dans une période d’empêchement.

 

POUR EN SAVOIR PLUS :

  • Forskrift om smitteverntiltak mv. ved koronautbruddet (covid-19-forskriften) av 27. mars 2020 nr. 470. [Règlement du 27 mars 2020 no. 470 relatif aux mesures de contrôle de l’infection durant la pandémie de coronavirus]
  • Forskrift om endring i covid-19-forskriften av 3. august 2020 nr. 1609. [Règlement no. 1609 du 3 août 2020 modifiant le Règlement sur le Covid-19]
  • Forskrift om endring i covid-19-forskriften av 28. januar 2021 nr. 235. [Règlement no. 235 du 28 janvier 2021 modifiant le Règlement sur le Covid-19]
  • Forskrift om endring i covid-19-forskriften av 30. juni 2021 nr. 2205. [Règlement no. 2205 du 30 juin 2021 modifiant le Règlement sur le Covid-19]
  • Duveau Sophie. "Frozen fields? Polar research and fieldwork in a pandemic era", Polar Record, 57(e34): 1–5.
  • Peder Roberts et Eric Paglia, “Science as national belonging: The construction of Svalbard as a Norwegian space”, Social Studies of Science, 46, 6, 2016, p. 894-911

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A propos de l'auteur: 

Sophie Duveau est doctorante au Centre Alexandre-Koyré (EHESS). Elle prépare sa thèse La construction d'un observatoire arctique, pratiques et ethos du terrain des chercheurs français de 1952 à nos jours, sous la direction de Sophie Houdart (CNRS, LECS) et Antonella Romano (EHESS, CAK).