Ce que nous voulons et pouvons savoir lors d’une pandémie

[English version below]

Qui aurait pensé en octobre, au début de cette année académique, que non seulement les bureaux et les salles de cours seraient fermés du fait des manifestations contre la réforme des retraites, que des séminaires seraient annulés pour protester contre la loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR) et qu’ensuite, nous soyons confinés à l’échelle nationale à cause du coronavirus ? Que nous arrivera-t-il ensuite ? Nous ne savons pas vraiment. Et même si nous avons une petite idée sur quelques-unes des difficultés auxquelles nous seront confronté·es dans le futur, nous ne pouvons que spéculer sur ce qui pourrait nous arriver concrètement. L’incertitude radicale est un ingrédient central de nos vies. Nous pouvons construire des modèles, fondés sur des hypothèses spécifiques qui peuvent nous guider dans nos représentations de mondes contrefactuels, mais ils sont ce qu’ils sont : des modèles. Leur validité consiste essentiellement en une calibration ex-post, une fois que les données sont disponibles. En incertitude radicale, deux grandes questions émergent alors : 1) Que pouvons-nous savoir ? et 2) Que voulons-nous savoir en fonction des données et informations disponibles ? Les données disponibles dépendent du problème auquel nous faisons face. Notre argument dans cette note est que, dans le cas d’une pandémie, nous voulons connaître et évaluer sa dynamique. Est-ce que la diffusion du virus s’accélère, ou, avec les outils de santé publique à notre disposition, sommes-nous au contraire capables de contenir la pandémie de sorte que la diffusion du virus décélère ? Pour savoir cela, nous devons trouver des outils qui nous permettent d’apprécier les accélérations et décélérations. Nous expliquons ci-dessous quel pourrait être un tel outil.

Qu’est-ce que nous voulons savoir n’est pas une question anodine. Dans le cas d’une pandémie, nous pourrions penser que ce que nous voulons savoir est simplement le nombre de personnes infectées, ou le nombre de décès causés par la maladie et observer l’évolution de ces chiffres quotidiennement. La plupart des journaux publient sur “L’évolution de la pandémie”, en France et ailleurs, en utilisant des données de cas positifs et de décès provenant des mises à jours de sites gouvernementaux, présentant des graphiques cumulés en constant accroissement. Évidemment, ces graphes sont informatifs, au moins quand les données nourrissent des modèles SIR, des modèles épidémiologiques basés sur le nombre de personnes susceptibles d’être infectées (S), le nombre de personnes infectées (I), les personnes qui sont rétablies ou décédées (R pour « removed » en anglais), ainsi qu’un certain nombre d’hypothèses pour anticiper l’évolution de la pandémie en des termes probabilistes. On peut cependant légitimement se questionner sur ce que ces prédictions probabilistes apportent réellement, et si elles ne participent pas plutôt à un accroissement de l’incertitude plutôt qu’à son atténuation. Elles ne représentent certainement pas l’état actuel ou la tragédie de la pandémie. Si le nombre de décès n’est pas pondéré par des données épidémiologiques comme l’âge ou la présence de comorbidités par exemple, compter les morts en soi, aussi terribles que soient les drames individuels et familiaux, est d’une valeur informative assez faible. Si des tests massifs ne sont pas une préoccupation en soi de la politique de santé publique, il n’est alors pas possible de détecter tous les cas suspects et le nombre de personnes infectées sous-évaluera toujours l’état réel de l’épidémie dans la population. La mortalité due à la consommation d’alcool conduit à elle seule à plus de quarante mille décès en France chaque année, plus que la pandémie de coronavirus, mais nous ne voyons pourtant aucun des graphiques qui nous les représenteraient quotidiennement dans les journaux et les sites gouvernementaux. Si c’est la pandémie qui nous conduit à présenter les chiffres de cette façon, alors qu’ils ne sont pas réellement informatifs, pourquoi continuer à les présenter de cette façon ?

La question est donc de ce que nous voulons savoir de l’épidémie et comment pouvons-nous le savoir. Notre réponse à cette question est que ce que nous voulons savoir lors d’une pandémie, c’est sa dynamique. Ce que nous voulons savoir c’est si nous sommes face à une accélération des dommages, que ce soit par le nombre de personnes infectées ou le nombre de décès, ou si nous observons une décélération des dommages, ce qui devrait être l’objectif de toute politique de santé sérieuse. Pour comprendre si la dynamique accélère ou décélère, compter les cas positifs et/ou les décès et observer s’ils sont en hausse ou en baisse n’est pas suffisant. Pour capturer la dynamique d’une pandémie, une approche possible consiste à tester massivement et à observer l’évolution du nombre total de cas détectés en fonction du nombre total de tests réalisés (Baunez et al 2020a). Si avec un nombre croissant de tests, nous détectons un nombre encore plus grand de personnes infectées, la pandémie accélère, alors que si nous détectons de moins en moins de personnes infectées la pandémie décélère. C’est cette relation que nous devons étudier, pas des nombres absolus. Et nous pouvons le faire dès lors que les données sont disponibles. Pas d’hypothèses, pas de probabilités, pas de modélisation. Juste des données en temps réel.

Cet indicateur, c’est-à-dire la relation entre le nombre de cas détectés sur le nombre total de tests, peut-être encore plus utile si nous observons encore plus finement cet indicateur : par exemple, il est possible d’évaluer la dynamique de la pandémie dans différentes régions ou même encore plus localement (Baunez et al. 2020b). L’avantage de comparaisons locales ou régionales est de savoir où le virus est éventuellement sous contrôle et où il se diffuse plus largement. En fonction de cette connaissance, et pour une capacité de tests donnée, il est alors évident qu’il faut allouer plus de tests aux régions dans lesquelles la pandémie accélère plutôt que dans celles où elle ralentit. La raison en est simple : les tests ne servent pas seulement à détecter les personnes porteuses du virus mais ils influencent également l’évolution de l’épidémie car les cas positifs (I) peuvent être « removed » (R) en étant isolés, réduisant ainsi la diffusion du virus. Le bénéfice marginal d’un test additionnel alloué dans une région où la dynamique de la maladie accélère est ainsi plus élevé que celui d’un test alloué à une région où on observe une décélération, parce que plus de personnes porteuses du virus peuvent être détectées et isolées dans la première. De la sorte, il est possible d’influencer la dynamique dans cette région. Ainsi, contrairement à une vision, comme celle du gouvernement français par exemple, qui classifiait les régions en fonction de leur capacité à faire des tests pour procéder au dé-confinement, les tests devraient être distribués de manière endogène dans chaque région et non considérés comme une donnée exogène à l’épidémie, dépendant de la capacité de tests de chaque région. En définitive, il serait plus intéressant d’organiser des transports de tests inter-régionaux (comme cela a été fait pour des malades en soins intensifs), plutôt que de maintenir le confinement généralisé avec tous les coûts sociaux et économiques qu’il implique.

Au moins pour cette pandémie, avec une diffusion rapide du virus en particulier au début de la pandémie, l’incertitude sur son agressivité et, par conséquent, la peur et l’incertitude sur la capacité des services de soins à répondre à un accroissement non contrôlé des cas graves, les tests massifs sont cruciaux. Cependant, les tests seuls ne suffisent pas s’ils ne sont pas associés à une stratégie claire. Cette stratégie a besoin d’orientation, et notre indicateur peut donner une telle orientation. Il prend au sérieux le fondement même d’une pandémie, à savoir sa dynamique changeante au cours du temps, et il permet de visualiser, en temps réel, si les dommages accélèrent ou décélèrent, ce qui est ce que nous voulons savoir quand nous sommes en situation d’incertitude.

 

What we want and can know in times of a pandemic

Who would have thought in October, at the beginning of the current academic year, that not only the access to offices and lectures rooms would be denied for some time due to manifestations against the pension reform, that seminars would be cancelled due to the protest against the proposed research programming law (LPPR) and that, after all this, we also had to face a period of a nation-wide lockdown due to the coronavirus? What will come next? Well, we don’t quite know. And even if we have a hunch about at least some of the future problems looming ahead of us, its concrete realisations are a matter of speculation. This is a key ingredient of the radical uncertainty we face in life and about the unfolding of specific events. Of course we can build models, based on particular assumptions that may guide us in the representation of hypothetical and possible worlds, but they are what they are: models. Their validity is a matter of ex-post data fitting. Two pressing questions in times of radical uncertainty are therefore 1) what can we know and 2) what do we want to know based on the data and information that is available. What data is available will depend on the problem we face. Our argument in this note is that one of the important aspects we want to know in case of a pandemic is about its dynamics. That is, is the spread of the virus accelerating, or, with the policy tools at hand, are we able to contain the pandemic so that the spread of the virus is slowing down? To know this, we have to find the tools that provide us that insight. Below, we will explain what such tool may be.

What we want to know is not an innocuous question. In case of a pandemic, we may think that what we want to know is the number of infected people, or the number of people dying from the disease, and observe the evolution of these numbers on a daily basis. Most newspapers publish in great letters “the evolution of the pandemic”, in France or elsewhere, data they take from daily updated governmental sites, presenting ever-increasing cumulative graphs. Obviously, these graphs convey some information, at least to the extent that these numbers are fed into SIR-models, that is, epidemiological models based on the number of susceptible (S), infected (I) and removed (recovered or dead) people (R), plus some further assumptions to forecast the evolution of the pandemic in a highly probabilistic manner. But one may wonder what exactly those numbers convey, and whether this is not an increase in uncertainty, rather than an attenuation of it. They certainly do not represent the actual state or tragedy of the pandemic. If the number of deaths is not weighted by some epidemiological data such as age and comorbidity factors for example, counting the deaths, as terrible as each individual case is, is of little informative value. If widespread testing is not a health policy in itself, then there is no way to capture all suspected cases and the number of infected people will always undervalue the real state of infection of a population. Alcohol related deaths amount to over 40 thousand per year in France alone, so many more than with the current Covid-19 pandemic, but we do not see any of those graphs presented to us on a daily basis in newspapers or on governmental sites. Maybe, some may say, this is because alcohol related deaths are not considered to be a pandemic. However, if it is the pandemic that makes us present those numbers in such a way, but we have just seen that these numbers are not conveying any proper information or any “reality”, why keep on presenting those numbers in that way?

Hence the question is what do we want to know in a pandemic and how can we know it? Our proposition is to say that what we want to know in times of a pandemic is its dynamic. That is, what we want to know is whether we are facing an acceleration of harm, which can be seen as the number of infected people or the number of deaths, or whether we are experiencing a slowing down of harm, which should be the aim of any sound health policy? To understand whether the dynamics is increasing or decreasing, it is insufficient to count the numbers and see whether they go up or down. To capture the dynamics of a pandemic, one possible way of doing so is by widespread testing and by looking at the relationship between the increase in the number of total tests and the number of positive cases found (Baunez et al 2020a). That is, if with an increasing number of tests, we find ever more infected people in a population, the pandemic is accelerating, whereas if with an increasing number of tests, we find less and less infected people, the pandemic is slowing down. It is this relationship that we should look at, not any absolute numbers. And we can look at this relationship because the data is available. No assumptions, no probabilities, no modelling. Just data.

This indicator, that is, the relationship of total number of positive cases over the total number of tests, can be more useful the more fine-grained it is: for example, one can apply it to evaluate the dynamic of the pandemic in different regions or even smaller local units (Baunez et al. 2020b). The advantage of such local or regional comparison is to know better where the pandemic is under control and where the virus is spreading. Given that knowledge, it seems obvious that with a given test capacity, more tests should be allocated to those regions where the pandemic is accelerating in comparison to those regions where the pandemic is slowing down. The reason is the following: tests are not only helping to reveal the number of infected people, but they also influence the course of pandemic to the extent that any discovered infected person (I) can be “removed” (R) and put in isolation, thus cutting short the spread of the virus. That is, the marginal benefit of an additional test allocated to a region where the dynamics of the illness is increasing is greater than in a region where it is slowing down because more infected people can be discovered and thus removed and by doing so, it is possible to influence the dynamics of the pandemic in that region. Hence contrary to the view of the French government for example, that classifies regions among others according to their capacities of being able to do tests in order to ease the lockdown, tests should be endogenously distributed across regions according to the dynamics of the pandemic, and not being taken as exogenously given by the capacity of testing. Indeed, one would have thought that it might be easier to organise interregional transports of tests, than to impose and endure a continued lockdown with all its economic and social costs it implies.

At least for this pandemic, with a rapidly spreading virus, and with, especially at the beginning, great uncertainty about its aggressiveness and consequently the fear and uncertainty about whether health services will be able to deal with a great number of people needing medical care and assistance, massive testing has been a crucial issue. However, testing alone is not efficient if it is not combined with a clear strategy of testing. This strategy needs guidance, and our indicator can give such guidance. It takes the fundamental idea of a pandemic seriously, namely its dynamics and is able to visualise, in real-time, whether harm is increasing or decreasing, which is exactly what we want to know in times of uncertainty.

 

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A propos de l'auteur: 

Stéphane Luchini est chargé de recherche CNRS (Amse) en économie comportementale et expérimentale et économétrie.
Professeur des universités, Patrick Pintus enseigne la macroéconomie à Aix-Marseille Université (Amse).
Miriam Teschl est maîtresse de conférences en philosophie économique à l'EHESS (Amse).