Santé publique de précision et démocraties. Opportunités et dangers

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Dès la reconnaissance de l’arrivée d’une épidémie à Covid-19 en France par les pouvoirs publics, un rituel vespéral s’est institué, rendant très concrète pour chacun·e cette médecine des populations qu’est la santé publique : à l’heure du dîner, le directeur général de la santé dresse une sorte de bulletin météo de la mortalité due au virus. Un virus qui contamine la population, malade en devenir ; il faut compter les morts, en décrire la géographie.

La santé publique (SP) est à l’intersection de la santé des populations et des politiques socio-sanitaires, vues comme moyens d’action au niveau des populations. Elle vise à promouvoir la santé et prévenir la maladie. La santé des populations est portée par la santé individuelle, mais ne s’y réduit pas et les préférences individuelles et collectives peuvent entrer en conflit : pensons, par exemple, à la vaccination. Les politiques de santé publique reposent sur des actions coordonnées de la communauté, l’organisation des services médicaux, paramédicaux (infirmiers, etc.) et sociaux. Jusque lors, la majorité des principes, messages ou injonctions de la SP s’adressant à la population générale demeurait relativement peu contraignante car elle était associée à des moyens d’action finalement limités en termes d’efficacité prouvée. La SP est une médecine des populations qui cherche des outils efficients pour réaliser ses objectifs. La santé publique de précision (SPP), déclinaison plus fine et plus ciblée de la SP, tire profit des nouvelles technologies et offre de nouvelles opportunités à la SP, à la démocratie sanitaire. Elle apporte aussi son lot de dangers pour les démocraties.

Les politiques de SP tendent à étayer les décisions publiques par des données probantes, c’est-à-dire issue de la science établie. Il faut des traducteurs entre la science brute et les décideurs. L’épidémie de Covid-19 a vu la création successive de deux conseils scientifiques, dédiés à éclairer le gouvernement : d’abord pour comprendre l’épidémie puis pour préconiser les mesures pertinentes pour la contenir. Cependant, les pratiques techniques et scientifiques et les temps de la décision changent et se contractent. En plus des faits scientifiques établis, incomplets pour saisir le présent, les données de la science en action sont mobilisées, à tort ou à raison : faut-il utiliser la chloroquine contre le Covid ? Il existe une troisième source de données chaque jour davantage mobilisées, et convoitées : les données brutes, issues de nos comportements, collectées par nos téléphones, cartes bancaires ou navigation Internet, sont perçues comme des sources d’informations précieuses. Informations, données et faits scientifiques semblent revêtir des valeurs proches pour les politiques de SP.

S’ajoute à l’utilisation de ces différents types de données le problème de l’incertitude, peut-être de l’indécidabilité : selon les hypothèses de calcul, la létalité, ou le nombre de morts potentiels dus à une épidémie, peut varier d’un facteur 20. À mêmes données, mêmes incertitudes, les décisions politiques varient : confiner, totalement ou par strates, ne pas confiner ? La seule raison scientifique ne peut suffire, et l’incertitude des estimations tend à justifier toute décision, notamment en vertu d’un principe de précaution.

Le recours aux données en santé publique se double d’une interprétation de la démocratie sanitaire marquée par une sur-responsabilisation des personnes ou une participation indirecte et involontaire au système de santé. Les données individuelles de santé, comme les données collectées par des objets du quotidien, pourraient être mobilisées pour l’intérêt général, a fortiori dans le cadre d’un état d’urgence sanitaire.

Depuis 2015, le concept de santé publique de précision est repris par les grandes revues scientifiques généralistes ou médicales. Précision renvoie à tous les secteurs de la santé publique : précision des estimations et prévisions (nombre de cas, de décès), précision spatiale (indicateurs à l’échelle d’un pays vs à des échelles kilométriques, individuelles), précision des informations et messages de prévention (publicité indifférenciée, via l’espace public vs information individuelle, ajustée sur les caractéristiques personnelles), précision dans les prestations (remboursement des soins conditionnés aux comportements individuels) et précision dans les décisions et mesures politiques. Pour prendre un exemple, en Afrique, les estimations récentes indiquent une baisse globale du nombre de décès infantiles. L’analyse à une résolution de cinquante km révèle des inégalités spatiales fortement contrastées – des zones où le nombre de décès infantiles en réalité augmente, d’autres où il diminue. La SPP pourrait servir à réduire les inégalités de santé, et réactualise la question d’un universalisme proportionné : doit-on aider les personnes à proportion de leurs besoins de santé, afin d’atteindre un état de santé populationnel moyen souhaité, ou doit-on octroyer la même aide, quel que soient le besoin et la situation socio-économique des personnes, par souci d’égalité ?

Le retour à l’échelle individuelle peut s’accorder avec la promotion d’une démocratie sanitaire : en laissant s’exprimer et participer chaque citoyen, adaptant les messages et les mesures. Elle peut être un outil de contrôle, sans que l’on sache s’il s’agit d’un contrôle médical, technoscientifique ou étatique, ou l’expression d’une distribution du pouvoir entre ces différentes entités. La SPP peut être l’instrument d’un nouveau pouvoir biopolitique – pouvoir sur la vie des personnes et des populations.

Les moyens techniques récents : données numériques, téléphones, intelligence artificielle sont parmi les outils possibles de la SPP. Dans le contexte de l’épidémie à Covid-19, les propositions et les mesures utilisant ces outils se multiplient au service des politiques. Y. Bengio, un des pères de l’intelligence artificielle moderne, a proposé une application qui établit de pair à pair les réseaux de contacts et met à jour une base de données qui permet de suivre le nombre de contacts, de cas, mais aussi d’établir des scores individuels de risque d’être infecté lors de déplacements ou de rencontres. Système conçu pour préserver l’anonymat, mais s’agissant d’agir au plus précis, il est probable qu’il soit possible de réidentifier les personnes infectées, au comportement jugé inadéquat ou enfreignant la loi. Ce dispositif s’apparente à un panoptisme numérique, involontaire voire inconscient, « aveugle » ou « anonyme ». Selon les pays, l’utilisation du tracking des téléphones est plus ou moins précise et coercitive : depuis une compréhension plus fine de l’épidémie, jusqu’à l’intervention policière et la sanction immédiate, en passant par le contrôle des déplacements. L’utilisation de scores attribuant des autorisations de circuler repose sur des algorithmes opaques. À ce jour, les pays asiatiques semblent en être les utilisateurs les plus systématiques, et les plus contraignants pour leur population, de la Chine à Singapour en passant par la Corée du Sud.

Les problèmes actuels ne sont pas tant des problèmes médicaux ou de précision que des problèmes techniques et logistiques : pénurie de masques, de lits, de respirateurs ou encore d’écouvillons, problèmes d’hygiène, de conception des bâtiments. Et de moyens humains : pénurie d’infirmiers plus que de médecins. Ces pénuries ne sont d’ailleurs que des pénuries relatives, reflets d’une distribution hétérogène des ressources. Toutes les composantes classiques de la santé publique sont défaillantes. Les mesures mises en place ne permettent pas de dresser un tableau intelligible de la situation, les stratégies diffèrent entre pays et au sein d’un pays. Dans la majorité des pays européens, les moyens de contrer la diffusion sont tout sauf de précision ou proportionnés, préconisant un confinement indifférencié et mettant en péril au-delà de l’épidémie, les capacités plus larges du pays et la santé des populations. La SPP est une opportunité pour la démocratie sanitaire, mais aussi un risque pour la démocratie. L’aide à la décision, basée sur l’éducation, l’information et les moyens d’action, peuvent et doivent être partagés.

 

Precision Public Health and Democracies. Opportunities and Risks.

As soon as the public authorities acknowledged that a Covid 19 epidemic had broken out in France, a ritual was instituted every evening, making public health medicine very concrete to each and everyone: at dinner time, the Director General of Health issues a bulletin --akin to the weather forecast-- reporting on the mortality rate due to the virus. A virus which contaminates the whole population, very likely to fall ill; the victims have to be counted, and the geography of the epidemic must be mapped out.

Public health (PH) is at the intersection of the health of populations and social and healthcare policies, as a means of action on populations. It aims to promote health and prevent diseases. The health of populations relies on the health of individuals, but there is more to it. Besides, individual and collective behaviours may clash: let us think of vaccination. Public health policies are based on coordinated community actions, the organization of medical, paramedical (nursing...), and social services. Until now, the majority of PH principles, guidelines, and prescriptions aimed at the general population remained relatively non-binding because they were associated with means of action that were ultimately limited in terms of demonstrated effectiveness. PH is a medical practice at the service of populations that seeks efficient tools to achieve its goals. Precision public health (PPH), a finer and more targeted version of PH, draws on new technologies and offers new opportunities for PH, for health democracy. It also comes with its share of dangers for democracies.

PH policies tend to support public decisions with reliable data, i.e., with evidenced-based science. But there is a need for translators between hard science and decision-makers. The Covid 19 epidemic has led to the creation of two scientific committees in France, both dedicated to advising the government: one set up to fully comprehend the epidemic and the other to recommend appropriate measures to contain it. However, the paces of technical and scientific practices, as well as of decision-making are rapidly changing and quickening. In addition to established scientific facts, insufficient to understand the present situation, the data of science-in-the-making are being mobilized, rightly or wrongly: should chloroquine be used to tackle the virus? There is a third source of data that is increasingly mobilized and coveted: raw data --derived from our behaviours, collected via our smartphones, credit cards, and Internet browsing-- are perceived as valuable sources of information. Information, data, and scientific facts seem to have a similar value for PH policies.

In addition to the use of these different types of data, there is also the problem of uncertainty, perhaps undecidability: depending on the calculation hypotheses constructed, the lethality or the number of potential deaths due to an epidemic can vary by a factor of 20. On the basis of the same data, the same uncertainties, political decisions vary: should the lockdown be enforced, totally or in varying degrees, or should it not be applied at all? Scientific reasoning alone cannot suffice, and the uncertainty of the estimates tends to legitimize any decision, particularly in the name of the precautionary principle.

The use of public health data is coupled with an interpretation of health democracy marked by over-responsibility placed in individuals or indirect and involuntary participation in the health system. The health data of individuals, such as the data collected by means of daily objects, may be mobilized for the general interest, all the more so in the context of a state of health emergency.

Since 2015, the concept of precision public health has been embraced by most academic and medical scientific journals. Precision refers to all the sectors of public health: precision of estimates and predictions (number of cases, of fatalities), geographic precision (indicators on a national scale vs. kilometric, individual scales), precision of information and prevention messages (undifferentiated communication campaigns, in the public space vs. targeted campaigns, tailored to personal characteristics), precision of services (reimbursement repayment of healthcare expenses on the basis of individual behaviour), and precision of political decisions and measures. Let us take an example: in Africa, recent estimates indicate an overall decline in infant mortality. Yet the analysis at a 50-km scale resolution reveals highly contrasted spatial inequalities - areas where the number of deaths is actually increasing, others where it is decreasing. PPH could be used to reduce health inequalities, and it revitalizes the question of proportionate universalism: should people be helped in proportion to their health ressources, in order to achieve the hoped-for average population health status, or should the same healthcare be offered regardless of people's needs and socio-economic statuses, for the sake of equality?

Returning to the individual level may fit in with the promotion of a health democracy: by allowing each citizen to express themselves and participate, by tailoring messages and measures. This may well become a tool for control, and it is not clear whether it will be medical, techno-scientific, or state control, or else the expression of a distribution of power between these different entities. It may well become the instrument of a new biopolitical power - power over the lives of individuals and populations.

Recent technical means (digital data, smartphones, artificial intelligence) are among the potential tools at the service of PPH. In the context of the Covid 19 epidemic, suggestions and measures using these tools are proliferating to support policy-making. Y. Bengio, one of the pioneers of modern artificial intelligence, has designed an application that establishes peer-to-peer contacts network tracing and updates a database enabling to track the number of contacts and cases, but also to establish individual risk scores of being infected while travelling or encountering other people. The app is designed to maintain anonymity, but in order to be as accurate as possible, it is likely that it will be possible to re-identify infected individuals suspected of inappropriate or law-breaking behaviour. This device is akin to a digital panopticism, involuntary or rather unconscious, "blind", "anonymous". Depending on the country, the use of phone tracking is more or less precise and coercive: it ranges from a more refined understanding of the epidemic, to police crackdown and swift punishment, to the monitoring of some people's movements. The use of scores granting travel permits is based on opaque algorithms. To date, Asian countries --from China to Singapore and South Korea-- seem to be the most systematic users of such devices and the most coercive on their populations.

Current problems are not so much medical or precision-related problems as technical and logistical problems: shortages of masks, of beds, of ventilators, and of swabs, hygiene problems, issues with the conception of buildings. Besides, there are issues with human resources: scarcity of nurses, more than doctors. These shortages are moreover only relative shortages, reflecting a heterogeneous distribution of resources. All the classical components of public health are dysfunctional. The measures implemented do not provide an intelligible picture of the situation, and strategies differ between and within countries. In most European countries, the means to curb the spread of the epidemic are anything but precise or proportionate, since they favour the enforcement of an undifferentiated lockdown and jeopardize, beyond the epidemic, the country's wider capacities and the health of their populations. PPH is an opportunity for health democracy, but also a risk to democracy. Support for decision-making, based on education, information, and means of action, can and must be shared.

 

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A propos de l'auteur: 

Maître de conférences à l'université Sorbonne-Paris-Nord et praticien hospitalier, Thomas Lefèvre conduit des recherches à l’intersection de la médecine légale, de la santé publique, de la médecine sociale et des mathématiques appliquées.