Théorie des germes et grandes grippes : la bande dessinée comme source historique ?

En 1873, la découverte des micro-organismes bouleverse le monde. Le concept de la vie invisible séduit les romanciers comme les artistes. Les microbes, de même que les « bacilles des contagions et des putréfactions », deviennent des personnages de romans d’anticipation. Après La Guerre des mondes de Wells (1898), La Peste écarlate de Jack London (1912) fait montre d’une angoisse de la fin de l’humanité, ici sous l’effet d’une pandémie mortelle à 99 % qui dévaste la Terre en 2013. Avec un siècle d’avance sur la Covid-19, London prédit la censure des nouvelles au début de l’épidémie, l’exode des populations vers les campagnes, les « chambres d’isolement » pour les personnes contaminées ou encore la désinfection des lieux de vie pour les survivants. Rien de tel dans les journaux illustrés. Il va falloir attendre que d’autres épidémies marquent l’imaginaire – Sida, Ebola, puis les alertes grippales du XXIe siècle (grippe A, grippe aviaire, grippe H1N1 et maintenant la Covid-19) – pour que l’idée de pandémie prenne, dans la BD, des allures de fin du monde.

Les premières bandes dessinées françaises offrent une large place aux microbes. Avec les dessins humoristiques, elles autorisent une archéologie du ressenti face aux épidémies. Un dessin animé d’Émile Cohl, projeté en 1909 au théâtre des Folies Bergères, Joyeux microbes amplifie l’intérêt manifesté pour les micro-organismes dont certains sont vus comme autant de petits monstres répugnants, comme dans une bande dessinée de Poulbot, « Le doigt de la providence » en 1902, ou diaboliques, comme ceux dessinés en 1904 par Georges Delaw pour figurer les « bacilles d’Eberth », découverts en 1880 (le typhus, une des trois maladies les plus mortelles à l’époque).

 

Poulbot, « Le doigt de la providence », Le Bon vivant, 3e année, n° 129, 3 mai 1902

 

Little Mouse, « Le microbe », Ma Récréation, 4e année, n° 22, 19 juillet 1913

 

Les histoires en images s’attachent aussi au processus de la contagion, à la vaccination et à l’asepsie : Bécassine doit apprendre à stériliser les instruments médicaux par le feu « pour tuer les microbes ».

Le succès des microbes dans ces premières bandes dessinées est dû à la fois à une sensibilité accrue à la culture médicale et à l’opportunité d’inventer de nouveaux modes de représentation. Figurer les microbes, ces ennemis invisibles, est en effet un challenge pour les dessinateurs. Dans « Le doigt de la providence », Poulbot choisit de représenter l’infiniment petit en très gros plan. Deux ans plus tard, Henri Avelot, inspiré par la photographie scientifique, impose dans la BD le principe de la case carrée aux écoinçons noircis encadrant une lentille ronde où grouillent les microbes vus au microscope, l’œil du lecteur se substituant à celui du savant, un procédé appelé à devenir… viral.

 

                     

Goutte d’eau de la Seine. Henri Avelot, Le Rire, nouvelle série, n° 83, 3 septembre 1904

 

Les microbes étant invisibles à l’œil nu, il est naturel que les dessinateurs aient surtout choisi de les montrer par leurs effets sur le corps : les symptômes. Et quel symptôme plus commun que le rhume ! Le nez qui coule, le mouchage et l’éternuement sont autant de motifs ayant vocation à faire rire, d’autant que le rhume est bénin. La toux est figurée sous forme de longs traits et de gouttelettes grossies, procédé qui souligne la conscience des mécanismes de contagion. Les virus ne circulent pas à bas bruit. L’éternuement est presque toujours souligné par un lettrage en caractères gros et gras. La grippe ne suscite pas encore l’angoisse, alors même qu’elle tue des millions de personnes par an dans le monde.

En 1918-1919 survient la première pandémie de l’histoire contemporaine, la « grippe espagnole ». Les Français ne la prennent pas davantage au sérieux que les Américains : l’un des facteurs principaux de sa propagation, pense-t-on alors, est l’indifférence du public. Dans les journaux pour la jeunesse, obsédés par la rémanence du message patriotique à adresser aux enfants, elle n’a guère laissé de traces. Dans les journaux pour adultes, la grippe suscite en revanche quantité de dessins – tous humoristiques. On ne sait pas encore qu’elle va faire de cinquante à cent millions de morts et l’on en rit plutôt qu’on ne s’en inquiète. C’est « la maladie à la mode », titre d’un dessin humoristique de Lucien Métivet (Excelsior, 10 juillet 1918). Le Rire a beau se rire de la mort, il n’en médite pas moins sur cette résilience face à la maladie : « La Grippe aura beau se promener dans Paris, elle n’y rencontrera pas cette panique plus dangereuse que le fléau lui-même. Non, la grippe – qui tue cependant beaucoup plus de monde que les obus et les torpilles – ne fait trembler personne : on en parle allègrement, on la chansonne, on la met en caricatures, on ne veut pas en avoir peur. Et si elle nous entraîne dans une danse assez macabre, on affecte d’en rire, peut-être parce que cette danse est espagnole » (8 novembre 1919) et que le fiévreux a l’impression « d’avoir des castagnettes au bout des doigts », comme le dit Métivet.

Les gestes barrières, employés déjà à la fin du XIXe siècle pour lutter contre les épidémies de grippe saisonnière, sont tout autant moqués. Néanmoins, l’humour n’empêche pas de faire passer des leçons d’hygiène. Ainsi, en août 1900, le Polichinelle publie un dessin humoristique du Lustige Blätter, dans lequel un professeur d’un certain âge embrasse sa femme à travers une plaque de verre – ancêtre de l’actuelle visière de protection – « pour éviter les bacilles ».

 

Polichinelle, 5e année, n° 192, 26 août 1900

 

À l’heure de la grippe espagnole, on invite les passants à se garer des crachats et des postillons. Dans Le Pêle-Mêle, en février 1919, S. d’Alba invente donc le « para-postillons », une vitre destinée à isoler, au théâtre, le souffleur du comédien grippé. Albert Guillaume, dans Le Rire du 29 mars 1919, invite à « exiger, en toutes circonstances, le port du masque [de Carnaval !] et du faux nez contre la grippe », par exemple lors d’un enterrement… Cette approche uniquement comique de la pandémie, dans les journaux illustrés, même pendant la grippe espagnole, n’éclairerait-elle pas nos comportements souvent jugés irresponsables face au Covid-19 ? À force de rire de la grippe, en aurait-on mésestimé les risques ? Il semble que nous ayons oublié les gestes barrières, connus dès avant 1900, au point de devoir les réapprendre en 2020 pour la Covid-19.

 

Article initialement paru en novembre 2020 dans la revue en ligne neuviemeart2.0

 

Pour en savoir plus :

  • Avelot Henri, Le Rire, nouvelle série, n° 83, 3 septembre 1904
  • Bonnaud Dominique, « La grippe », Le Rire, 8 novembre 1918
  • Bristol, « Le tube à vaccin », Le Jeudi de la jeunesse, 23 mars 1905
  • Nadal, « Le microbe du sourire », L’Illustré à cinq centimes pour la jeunesse et la famille, 19 juillet 1905
  • Pinchon et Caumery, Bécassine pendant la Grande Guerre, 1915
  • Soper George A. , Leçons d’une pandémie, Paris, Éditions Allia, 2020
  • Tellop Nicolas, « Petit traité de pop épidémiologie », Les Cahiers de la BD, n° 11, juin-septembre 2020, p. 41-51

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A propos de l'auteur: 

Danièle Alexandre-Bidon est chercheuse à l'EHESS, au CRH. Ses domaines de recherche sont l’alimentation et la médecine (XIIe au XVIe siècle), et l'image du Moyen Âge dans les arts graphiques (XIXe-XXIe siècle).

Margot Alexandre est infirmière.