Thucydide et la contagion à Athènes

Athènes, 430 avant J.-C. : la guerre contre Sparte et ses alliés sévissait depuis un an mais la première partie de l’année avait été calme sur le versant médical. Ce ne fut qu’au début de l’été qu’une affection inquiétante se manifesta : d’abord au Pirée puis, avec plus grande et funeste ampleur, dans la ville où la population de l’Attique s’était entassée pour échapper aux incursions ennemies. L’épidémie devait ravager la région pendant plusieurs années avec un impact majeur sur le cours de la guerre ; comme chacun sait, Périclès, qui avait voulu la confrontation armée avec Sparte, fut emporté par les premières vagues de l’infection. Ce fléau qui frappait à l’aveugle la population athénienne est considéré comme le paradigme de plusieurs contagions successives, surtout parce qu’il trouva dans l’historien Thucydide un observateur perspicace et un narrateur talentueux. En effet, la connaissance de cette crise est entièrement due au récit historique du livre II de la Guerre du Péloponnèse et non pas à une source médicale : ce n’est que la première aporie de ce grand traumatisme collectif, devenu si célèbre pour la postérité. Quatre siècles plus tard, le poète Lucrèce termina le livre VI de son poème, de rerum natura, par la reprise ponctuelle du passage de Thucydide, qui devient par la suite une sorte de topos narratif pour Virgile, Ovide, Sénèque et bien d’autres.

Quelles furent les raisons de ce succès ? Tout d’abord, Thucydide n’a pas été seulement un observateur distant mais aussi un témoin au sens propre du terme, du fait d’avoir été touché lui-même par la maladie : son récit entendait ainsi être utile aux générations futures, leur éviter les hésitations et les erreurs qui avaient accompagné la première manifestation du mal. Cette attitude se traduit dans l’analyse détaillée et dans l’emploi d’un lexique proche des traités médicaux, notamment du Corpus Hippocraticum, dont la matière commençait alors à s’accumuler. Notons ainsi l’indication précise des parties du corps, l’observation de leur aspect déformé par la maladie, la description circonstanciée des symptômes et la référence explicite au langage médical (« toutes les formes pour lesquelles les médecins ont des noms »). La glose sur la santé de la population dans la première partie de l’année et sur la saison où l’épidémie survint, l’enregistrement rigoureux de l’évolution de la maladie correspondent aux schémas habituels des traités consacrés aux épidémies. Si Polybe remarquera plus tard de nombreuses ressemblances entre l’histoire et la médecine, dans le cas de Thucydide c’est bien l’historien qui met sa capacité d’observation et d’analyse au service des médecins. Toutefois, la posture « scientifique » du narrateur s’arrête là où, dans les traités médicaux, interviendrait le facteur résolutif, à savoir la présentation de la thérapie. En effet, aucun remède ne peut contrer la contagion dévastatrice : au lieu d’indiquer les issues de la crise, l’historien passe à décrire son impact psychologique et éthique, le désarroi et le désespoir qui entraînent la perte totale des repères et des valeurs morales qui fondent la société civile.

Or cette épidémie, si précisément cernée par la plume de Thucydide, n’en demeure pas moins inconnue à plusieurs égards. Aucune certitude sur son origine : venue d’Éthiopie pour certains, conséquence de l’empoisonnement des puits par les Spartiates pour d’autres, l’idée du complot étant souvent la compagne des phénomènes imprévus et inconnus. L’historien remarque pour sa part la première apparition dans le port d’Athènes, lieu de brassage et de rencontres. Quelques décennies plus tard, des philosophes comme Platon et Aristote placeront leurs cités idéales à quelque distance des ports, lieux ouverts à tous les dangers. Aucun doute en revanche ne subsiste sur le caractère contagieux de la maladie, qui frappe les individus à tout âge, au-delà de leurs régimes de vie (diaitai) : voici encore une référence aux doctrines médicales, qui étaient nombreuses à prescrire le respect des régimes alimentaires et des pratiques d’hygiène, précurseurs de celle qu’on dirait aujourd’hui une « médecine de prévention ». Aucune information, enfin sur la nature même de la maladie, que l’on apparente souvent à la peste mais que Thucydide définit seulement par un mot général (asthenia), repris par Lucrèce (morbus). Il s’agissait assurément d’une fièvre, comme laisse entendre la description de la chaleur interne et de la soif inassouvie. Est-ce un élément suffisant pour conclure à une fièvre typhoïde, que les analyses de l’ADN auraient décelée dans la pulpe dentaire des corps ensevelis dans le cimetière du Céramique, dans une fosse commune qui daterait justement de 430 environ ? Rien n’est moins sûr : les convictions des uns (Papagorakis et al. 2006) se heurtent au scepticisme des autres (Shapiro, Rambaut & Gilbert 2006).

Toutefois, au moment de la plus grande impuissance du savoir qui renonce même à tenter une thérapie, au sommet du désordre morale et de la perte radicale de l’espoir, l’historien réaffirme indirectement sa confiance dans la pratique médicale qui dans les mêmes années visait à s’ériger en véritable savoir, technē et aussi epistemē, comme le donnent à voir quelques passages du traité hippocratique intitulé l’Ancienne Médecine. Par son propre témoignage, l’historien apporte sa pièce à la construction d’un savoir susceptible de s’accroître en dépit du désarroi conjoncturel et de la déchéance sociale provoqués par la maladie. Cette projection vers le futur ramène la crise à son évolution historique car, il n’est pas superflu de le rappeler, toute épidémie touche un jour à sa fin.

 

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A propos de l'auteur: 

Cecilia D'Ercole est historienne et archéologue, directrice d'études à l'EHESS. Spécialiste de l'histoire des échanges économiques et culturels dans la Méditérranée antique, Cecilia D'Ercole a notamment écrit Ambres gravés. La collection du département des Antiquités grecques, étrusques et romaines du musée du Louvre (Louvre Editions, 2013), Naissance de la Grèce. De Minos à Solon, 3200-510 av. J.-C. (Paris, Editions Belin, 2019) avec Julien Zurbach.