Venezuela : le gouvernement de la peur et son allié Covid

Dès le mois de mars 2020, alors que l’état d’urgence et la quarantaine venaient d’être instaurés dans le pays, quelques analystes n’hésitèrent pas à évoquer l’impensable : survenant dans un pays en crise et dans une conjoncture d’incertitude généralisée, la pandémie risquait de conforter le régime dictatorial de Nicolas Maduro. D’autres adoptèrent une position inverse, à savoir que l’arrivée du Covid accélèrerait la fin du régime. Dans un contexte de « violence étatique », la pandémie tend certes à exacerber la crise socio-économique selon les termes de Michelle Bachelet — ancienne présidente du Chili devenue haut-commissaire aux droits humains pour l’ONU, auteure d’un rapport sur les violations des droits humains au Venezuela, qui accuse le président de crimes contre l’humanité —, mais aussi à amplifier la catastrophe humanitaire préexistante. C’est bien la première option qui s’est imposée, en des termes tragiques confirmant l’instrumentalisation de la pandémie par le politique.
Depuis la répression de 2017, la mise en place d’une assemblée nationale constituante et la réélection en 2018 de Maduro, le chavisme avait à nouveau démontré qu’il n’était pas disposé à abandonner le pouvoir. Sa logique interne, fondée sur l’assentiment, à tout le moins le silence d’un secteur militaire dénoncé pour sa corruption (cf. les procès intentés depuis les États-Unis à des dirigeants chavistes et hauts-gradés) a exacerbé le contrôle social imposé à une population exsangue, confrontée à l’insécurité alimentaire (un tiers des foyers concernés, 9,3 millions d’affamés recensés sur un total de 30 millions d’habitants) et sans accès décent à un service de santé sinistré. Pour accéder aux distributions alimentaires, il faut être titulaire du « carnet de la patrie », autrement dit avoir fait allégeance au régime. Une situation d’urgence humanitaire et une crise sanitaire dont l’organisation Human Rights Watch indique qu’elles sont la conséquence de politiques gouvernementales.
Sur la scène internationale, les pays qui appuyaient jusqu’alors une transition démocratique se trouvent eux-mêmes confrontés à la pandémie (Europe) ou dans un contexte électoral (États-Unis). Le retour de l’opposant Juan Guaidó début 2020, après une tournée internationale qui l’avait consacré comme président par intérim, est intervenu par conséquent dans un contexte reconfiguré par la pandémie. Dans le cadre des « stratégies du Gouvernement bolivarien face au Covid-19 », des bulletins d’information quotidiens vont constituer le point de départ d’une nouvelle tribune médiatique destinée à identifier les « responsables » de la contagion : depuis les victimes du Covid elles-mêmes (maisons marquées, familles menacées d’arrestation), mais surtout, les réfugiés vénézuéliens regagnant le pays, reclus dans des centres de détention improvisés sous surveillance militaire, en particulier les migrants de retour de Colombie (« cas importés » taxés de « bioterroristes » par la propagande officielle). Selon les autorités colombiennes, plus de 81 000 de ces réfugiés ont regagné le Venezuela au cours du premier semestre. Quant au ministre de l’intérieur vénézuélien, il a « déclaré la guerre » aux migrants qui regagnent le pays après avoir repassé la frontière clandestinement (les trocheros) alors que le président lui-même qualifiait le Covid de « virus colombien », dénonçant l’« invasion » en cours depuis le pays voisin, en une recrudescence des théories conspirationnistes et de la xénophobie. Alors même que la quarantaine était en vigueur une semaine sur deux (le « système 7+7 » encensé par Maduro), ces « stratégies » chiffrées font l’objet d’une diffusion sur le site du Ministère du pouvoir populaire pour les relations extérieures, dans un pays connu pour l’absence de fiabilité voire l’inexistence de ses statistiques, en d’autres termes son « populisme épidémiologique ».
La solidarité des pays alliés a toutefois permis à Maduro d’annoncer l’arrivée de 230 médecins cubains, mais aussi les essais d’un vaccin russe anti-Covid (Spoutnik V) au Venezuela. Dans le même temps, le personnel médical qui combat l’épidémie ne gagne que quatre à cinq dollars par mois, mal équipé, avec un seul masque par semaine, sans médicaments ni désinfectants (le savon lui-même manque depuis des années) et des coupures d’eau et d’électricité au quotidien. Lorsque médecins, infirmiers et autres agents du système de santé, eux-mêmes affectés par la pandémie (30% des décès officiels), se risquent à manifester, ils font l’objet d’arrestation par les services de sécurité, militaires, miliciens et paramilitaires confondus (au moins une douzaine de cas en septembre), régulièrement impliqués dans des détentions arbitraires et persécution des voix critiques et dissidentes et de journalistes. Comme le signale Amnesty International, « le Venezuela est le seul pays de la région qui ait emprisonné des personnes pour avoir dénoncé publiquement les risques pour leur sécurité et celles des patients ».
Sur un continent où le taux de mortalité dû au Covid-19 est l’un des plus élevés au monde, et où la corruption contribue en grande part au désastre sanitaire, les chiffres avancés par le gouvernement ne convainquent pas, et encore moins l’allégation selon laquelle le pays connaîtrait une « tendance soutenue » à la baisse du nombre de cas de Covid-19. Le pays comptabiliserait plus de 90 000 cas confirmés fin octobre, 84 444 « guérisons », 777 décès, et 5740 cas importés depuis le début de la pandémie, alors même que la censure rend aléatoire toute information alternative. Des dignitaires ont été touchés, dont le numéro 2 du régime et président de l’Assemblée nationale chaviste, Diosdado Cabello, le vice-ministre de la communication ou le ministre du pétrole. Face au désastre, à la faim, à la misère et aux pénuries diverses (aliments, produits de première nécessité, essence, eau potable, électricité, médicaments, etc.), Michelle Bachelet est allée jusqu’à demander que les sanctions contre le Venezuela soient levées.
Chaque jour qui passe semble cependant conforter le régime dans ses pratiques répressives : le « rêve devenu réalité pour le pouvoir », comme le soulignait dès juillet sur Twitter Rocio San Miguel, juriste spécialiste des droits humains et des relations civils-militaires.
Pour en savoir plus :
- Dossier à paraître 2020 de la revue Textos y Contextos desde el sur sur la pandémie avec des textes sur l’Argentine, le Venezuela et autres pays d’Amérique latine
- Dossier de la revue Nueva Sociedad, Nº 287 — mayo-junio 2020 : « América Latina en el mundo del coronavirus »
- CEPAL, « COVID-19 Pandemic Will Lead to the Biggest Contraction in Economic Activity in the Region’s History: A -5.3% Drop in 2020 », 21 April 2020|Press Release
- « Le Covid-19 en Amérique latine – recueil de sources primaires et secondaires »
- Paniz-Mondolfi, Alberto E., Sordillo, Emilia M. et al., « The arrival of SARS-CoV-2 in Venezuela », The Lancet, vol. 395 issue 10236, May 16, 2020
Les Éditions de l’EHESS vous recommandent :
- L'expérience des problèmes publics. Perspectives pragmatistes
Daniel Cefaï & Cédric Terzi (eds) - Leçons politiques de l'épidémie de sida
Nicolas Dodier - Le gouvernement des corps
Didier Fassin & Dominique Memmi (eds) - Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France (1978-1979)
Michel Foucault, édition établie sous la direction de François Ewald et Alessandro Fontana, par Michel Senellart
À retrouver dans le Carnet de l’EHESS : perspectives sur le coronavirus :
- Michel Agier, « Personnes migrantes en centres de rétention et campements. Désencamper pour protéger », 23 avril 2020
- Claude Calame, « Face au Covid-19, migrantes et migrants réprimés en France, en Grèce, en Méditerranée : un nouveau crime contre l'humanité ? », 20 mai 2020
- Blandine Destremau et Nils Graber, « Cuba, modèle de lutte contre l’épidémie ? », 2020
- Matheus Alves Duarte da Silva, « La peste et les promesses de la microbiologie », 25 novembre 2020
- Jean-Baptiste Fressoz, « Le virus du politiquement correct », 27 mars 2020
- Thomas Lefèvre, « Santé publique de précision et démocraties. Opportunités et dangers », 24 avril 2020
- Ricardo Mendes, « La pandémie de Covid-19 et le complexe industriel et sanitaire au Brésil », 2020
- Laurent Pordié, « Covid-19 et instrumentalisation politique au Cambodge », 6 mai 2020
- et la bibliographie générale du Carnet de l'EHESS : perspectives sur le coronavirus
On en parle dans les médias :
- « La métaphore guerrière est historique dans le domaine de la santé publique », Anne Rasmussen, Le Monde, 23/10/2020
- « Non au retour à un État fort, misons sur le local et sur la société », Achille Warnant, Reporterre, 27/05/2020
- « En Chine, le « crédit social » contre le Covid-19 fait polémique », Pierre Sel, La Croix, 04/05/2020
- « Il y a longtemps que nous sommes sortis à bas bruit du régime démocratique et libéral », Pierre Manent, Le Figaro, 23/04/2020
- « La traque du bouc émissaire, une réponse aux épidémies inexplicables », Patrice Bourdelais, Le Monde, 18/04/2020
- « Les conséquences des pandémies résultent aussi de choix politiques », Pierre-Cyrille Hautcoeur, Le Monde, 08/04/2020
- « Quand crise sanitaire rime avec rhétorique guerrière », Stéphane Audoin-Rouzeau, France Culture, 07/04/2020
- « Épidémie : Les libertés publiques sont-elles menacées ? », Antonio Casilli, France Inter, 02/04/2020
- « Coronavirus : "Derrière l’enjeu de la quarantaine se profile toute l’histoire de l’usage que les États ont fait de leurs frontières" », Anne Rasmussen, Le Monde, 06/03/2020
- « Coronavirus : la mondialisation des réflexes nationaux ? », Frédéric Keck, France Culture, 03/03/2020
- « Coronavirus : “Les épidémies testent la relation entre les pouvoirs publics et la population” », Frédéric Vagneron, Libération, 16/02/2020
Retrouvez l'intégralité des chercheurs et chercheuses de l'EHESS dans la revue de presse Coronavirus : Regards de l'EHESS.
Frédérique Langue est historienne, directrice de recherche au CNRS, chercheure à l’Institut d’histoire du temps présent, spécialiste d’histoire culturelle et sociale des mondes ibériques (en particulier du Venezuela).