Le virus du politiquement correct

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« Le virus chinois » : on s’est beaucoup ému de part et d’autre du Pacifique de la formule martelée par Donald Trump. Simple constat géographique ? Escarmouche linguistique entre les deux superpuissances ? Condescendance orientaliste ? Ou bien – vu le passif du personnage – expression franchement raciste ?

Au-delà du cas de Trump, la formule soulève pourtant une question intéressante : qui nomme les maladies ? Selon quels critères ? Avec quels effets ? Pourquoi le « virus du Nil occidental », la « fièvre de Lassa », « le virus Ebola (une rivière située en République Démocratique du Congo) » ou le « Syndrome respiratoire du Moyen-Orient » ont-ils disparu des nomenclatures ? Pourquoi les grippes porcines et aviaires sont-elles passées à la trappe, remplacés par une litanie d’acronymes monotones : H1N1, H5N1, H5N2, H6N1, H7N2, H7N7, H9N2…

C’est en 2008 que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a édicté des règles pour une nomenclature « politiquement correcte » des virus. Il s’agissait évidemment d’éviter les erreurs du passé : la French disease (la syphilis en anglais) n’avait rien de particulièrement hexagonal et la grippe espagnole de 1918 venait d’Amérique. L’histoire des maladies a longtemps reflété les préjugés raciaux de l’époque : au début du XIXe siècle des médecins français expliquaient avec aplomb que les musulmans avaient introduit la variole en Europe au VIIe siècle. Il fallait donc, explique l’OMS, éviter que les noms de maladies ne stigmatisent certaines minorités – et l’on sait que dès janvier les restaurants chinois parisiens étaient désertés.

Soit. Mais il existe de nombreuses manières de bien nommer les virus : on peut mettre en avant une localité d’apparition, un tableau clinique, un mode de transmission, ou bien et c’est ce choix qui a été fait par l’OMS, une structure moléculaire.

Or tous les scientifiques ne sont pas d’accord sur ce point. Selon le biologiste Rob Wallace, spécialiste de l’évolution des virus de la grippe, ce choix est paradoxal. Comme il l’explique dans son livre Big Farms Make Big Flu (2016) : c’est précisément au moment où, grâce au séquençage génétique, on est enfin capable de retracer l’origine des zoonoses (maladies transmises par un animal), que l’OMS a choisi d’effacer le lieu d’apparition de sa nomenclature. Il propose avec ses collègues d’inclure une localisation GPS dans les noms des virus.

L’accent mis sur le moléculaire est une manière d’effacer les facteurs économiques et environnementaux plus larges qui produisent les nouvelles souches virales, à savoir, dans le cas des variantes de H1N1 ou H5N1 : l’élevage industriel. C’est en effet à partir de la fin des années 1970 avec la globalisation de l’élevage industriel des porcs et des volailles que se sont multipliées des souches de grippe de plus en plus virulentes. Dans les usines à viande, la densité animale et l’homogénéité génétique fournissent l’incubateur parfait de virus qui ont en outre un intérêt évolutif à se transmettre plus vite et à devenir plus virulents : à quoi bon ménager son hôte puisque celui-ci est de toute manière condamné à brève échéance ?

La nouvelle nomenclature de l’OMS a été poussée par l’administration chinoise qui dans les années 2000 était furieuse d’entendre les virologues parler de souches H5N1 « de Fujian » ou « de Qinghai » (devenues respectivement clade 2.2 et 2.3, deux groupes de la nouvelle nomenclature des virus H5N1). L’OMS qui a un besoin vital de coopérer avec l’Empire du Milieu a donc aussi choisi de ne pas froisser les susceptibilités.

Mais l’enjeu est plus vaste car la Chine n’a évidemment pas le monopole des zoonoses. Dans les années 2000 rien qu’aux États-Unis, on a repéré des souches potentiellement dangereuses de H5N2, H6N2 ou H1N1 dans des élevages au Texas, en Californie ou au Michigan. Selon Wallace les noms des virus doivent être stigmatisants, non pas contre des minorités discriminées, mais contre l’élevage industriel et contre « l’infamie des gouvernements et des entreprises qui ont par leurs actions placé la vie de millions de personnes en danger ».

 

Article publié dans Le Monde du 25 mars 2020

The virus of political correctness

"The Chinese virus": there was quite some fuss on both sides of the Pacific about this phrase hammered out by Donald Trump. Was it merely a geographical observation? Was it yet another linguistic skirmish between the two superpowers? Was it orientalist condescendence? Or was it - given the character's record - a downright racist expression?

Beyond the case of Trump, the phrase raises an interesting question: who gives their names to diseases? Based on what criteria? With what effects? On what grounds have the "West Nile virus", the "Lassa fever", the "Ebola virus (a river in the Democratic Republic of Congo)", or the "Middle East respiratory syndrome" disappeared from the nomenclatures? Why have the swine and avian flu been replaced by a litany of monotonous acronyms: H1N1, H5N1, H5N2, H6N1, H7N2, H7N7, H9N2?

In 2008, the World Health Organization (WHO) issued regulations aimed at establishing a "politically correct" nomenclature for viruses. The aim was obviously to avoid previous lapses: the 'French disease' (as syphilis was called in English) was not particularly French, and the 'Spanish flu' in 1918 originated in America. The history of diseases has long reflected the racial prejudices of the time: in the early 19th century, French physicians bluntly explained that it was the Muslims who had introduced smallpox into Europe in the 7th century. As result, the WHO has emphasized that the names of diseases ought not to be used for fear of stigmatizing certain minorities -- and we know that, as early as January, Chinese restaurants in Paris were deserted.

So be it. Yet there are many ways of naming viruses: one can refer to the place when they first appeared, to the clinical picture, to the mode of transmission, or - and this is WHO's choise - to the molecular structure.

However, not all scientists agree on this point. According to biologist Rob Wallace, a specialist in the evolution of influenza viruses, such a choice is indeed paradoxical. As his book Big Farms Make Big Flu (2016) explains: it is precisely when, thanks to genetic sequencing, we are finally able to trace the origin of zoonoses (diseases transmitted via animals), that the WHO has chosen to suppress the place of outbreak from its nomenclature. Wallace and his colleagues suggest including a GPS location in viruses' names.

The emphasis on the molecular is an attempt at obliterating the broader economic and environmental factors accountable for the new virus strains, namely -- in the case of variants of H1N1 or H5N1: factory farming. Indeed, it was from the late 1970s onwards, in the wake of the globalization of intensive, industrialized pig and poultry farming, that increasingly virulent strains of influenza multiplied. In meat factories, the animal density and genetic homogeneity constitute the perfect incubator for viruses that, in addition, have an evolutionary interest in being transmitted more swiftly and in becoming more virulent: what is the point for a virus of sparing its host since it is in any case condemned in the short term?

The new WHO nomenclature was supported by the Chinese administration that were furious, in the 2000s, to hear virologists speak of "Fujian" or "Qinghai" H5N1 strains (which have become clade 2.2 and 2.3 respectively, two groups of the new H5N1 virus nomenclature). The WHO, which has a vital need to cooperate with the "Middle Kingdom", has thus, in its turn, chosen not to hurt anybody’s feelings.

But the stakes are bigger because, obviously, China does not have a monopoly on zoonoses. In the 2000s, in the USA alone, potentially dangerous strains of H5N2, H6N2 or H1N1 were identified in farms in Texas, California, and Michigan. According to Wallace, the names of the viruses must be stigmatizing, not towards minorities already discriminated against, but rather towards factory farming and "the disgraceful actions of governments and corporations that have put the lives of millions of people at risk".

 

A paper published in Le Monde of 25 March 2020

 

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A propos de l'auteur: 

Chargé de recherche au CRH (CNRS/EHESS), Jean-Baptiste Fressoz est historien des sciences, des techniques et de l'environnement.