Atelier « Justice décentralisée »

La numérisation et l'automatisation croissantes des rapports sociaux ont modifié les modalités de résolution des conflits en écartant progressivement les procédures judiciaires des échanges verbaux dans des salles d'audience, leur cadre traditionnel. Une nouvelle expérience de justice serait désormais à portée de main : grâce à la technologie de la blockchain mise en place sur des réseaux sécurisés, les procédures de justice désormais décentralisées seraient censées se passer d'interactions verbales comme de localisation spatiale, hors de toute médiation d’un ordre juridique national. En s'appuyant sur ces structures décentralisées, automatiques, anonymes et consensuelles, l’intention affichée est de contourner les institutions publiques, d'abolir l'autorité traditionnelle des tribunaux comme des corpus de textes juridiques et même de se débarrasser des technologies juridiques actuelles, fussent-elles numériques, le tout étant accusé d'entraver la justice. L'intention revendiquée est de créer une meilleure justice qui aurait l’avantage :
- d’être accessible à tous, même via un téléphone portable ;
- de ne plus dépendre de juges individuels dont on peut toujours craindre la partialité ;
- d’être fondée sur les verdicts de jurys composés de manière arbitraire ;
- de préserver l'anonymat de toutes les parties concernées.
À l’enthousiasme de certains fait écho le scepticisme des autres. Les enthousiastes loueront la fin de l'arbitraire, notamment pour les plus démunis, la rapidité de la décision finale et le coût apparemment faible de la mise en place d’une telle structure par rapport aux cours de justice traditionnelles. Les sceptiques trouveront grotesques ces mêmes points : comment admettre que des questions de justice soient placées entre les mains d'une entité non étatique ou non publique qui parvient à produire des décisions en se basant seulement sur le consensus d’une majorité et, qui plus est, repose sur l’incitation financière des jurés et une technologie si opaque que très peu sont capables de vraiment la maîtriser ? Le risque est grand de perdre complètement le contrôle de la justice fondée sur le concept de souveraineté et d'accroître l'arbitraire au lieu de le réduire par les moyens politiques traditionnels.
Ce deuxième atelier, organisé à l'EHESS-Paris après le premier qui s'est tenu à l'Institut Weizenbaum de Berlin en mai dernier, entend explorer les conséquences que pourrait avoir ce nouveau chapitre de la legal tech sur la compréhension de concepts traditionnels du droit, de la justice et de la confiance dans des institutions médiatrices. Seront discutées de manière critique les conséquences auxquelles on peut s'attendre lorsqu'une technologie comme la blockchain, qui inscrit son action dans la logique de l’incitation financière et de l’anonymat, investit le domaine juridique. En utilisant le cas paradigmatique de la plateforme Kleros, le système de justice décentralisé le plus accompli à ce jour, nous nous concentrerons sur le rapport entre les processus « dans le réseau » (on-chain) et « hors du réseau » (off-chain), en particulier dans la constitution des preuves et la prise de décision. Les processus « dans le réseau » sont destinés à fournir une efficacité et une sécurité fonctionnelles totales mais évitent structurellement d'aborder la question de l'interopérabilité entre les blockchains ainsi que les contraintes sociales, politiques et environnementales « hors du réseau ». Il s’agit d’interroger ce refoulé en gardant à l'esprit que l'évaluation critique de ces plateformes se fait ici à partir de la position privilégiée de chercheurs dont le travail est encadré par des systèmes juridiques cherchant a minima à répondre aux exigences de l'état de droit et de la démocratie – ce qui est évidemment loin d’être partout le cas dans le monde.
Nous nous interrogerons sur :
a) la façon dont cette nouvelle approche de la justice peut ou non nous aider à faire face à un environnement social aujourd’hui largement globalisé et décentralisé dans lequel la gouvernance s’opère virtuellement sur des individus devenus eux-mêmes anonymes.
b) les limites auxquelles peuvent se heurter ce type d’approche, en particulier le conflit potentiel qu’il recèle entre cet usage des technologies numériques et l’idée de justice.
c) les améliorations qui seraient envisageables pour faire de ces plateformes un complément valable aux systèmes juridiques traditionnels.
Programme
10.30 – 11.15 : Yann Aouidef : « Une justice par le calcul ? » (format A)
11.20 – 11.45 : Thibault Langlois-Berthelot : « Quelles perspectives pour l'identité et la justice en ligne avec le protocole alternatif Kleros » (format B)
Pause café
12.15 – 13.00 : Frédérique Boulanger : « La compatibilité du système Kleros avec le principe de publicité de la justice » (format A)
Pause midi
14.30 – 14.55 : Mehdi El Harrak : « Justice et finance décentralisées : une incompatibilité sectorielle ? » (format B)
15.00 – 15.25 : Marina Teller : « La preuve par blockchain : retour sur un cas d’usage » (format B)
Pause café
15.30 – 15.55 : Katrin Becker : « La blockchain et le paradoxe entre justice indéfinissable et juridiction calculée » (format B)
16.00 – 16.25 : Jean Lassègue « Comment garantir la sécurité des smart contracts ? »
16.30 – 17.00 : Discussion finale
Informations pratiques
- Vendredi 18 novembre 2022 - 10:30 - 17:00
- Au Centre Georg Simmel et en mode hybride