Mort de Marc Augé, penseur du contemporain et de la « planétarisation »

L'hommage de Michel Agier dans Libération

Ce texte de l'anthropologue Michel Agier, directeur d'études de l'EHESS (CEMS), a été publié le 26 juillet 2023 dans Libération. Lire l'article en ligne 
 

L'anthropologue de la globalisation, époux de Françoise Héritier, est mort le 24 juillet à l'âge de 87 ans. Michel Agier, directeur d'études à l'EHESS, lui rend hommage.

Il faudra du temps pour mesurer l'apport considérable de Marc Augé à la compréhension du monde contemporain autant qu'à l'anthropologie générale dans sa vocation à comprendre ce monde, à la fois dans son actualité et son historicité. Le premier marqueur de l'apport de Marc Augé est, sans aucun doute, le concept de « contemporanéité ». Ce qu'on appelle la « globalisation » fut d'abord pour lui une question à multiples branches, et d'abord, celle de l'unification du monde par le rétrécissement des distances et du temps, qui nous rapproche tous et nous rend « tous contemporains les uns des autres » en tout point de la planète Terre.

Instantanéité et ubiquité sont les deux obsessions de la condition contemporaine, dont il pouvait aussi bien s'amuser que s'inquiéter. Ces dernières années, Augé insistait sur cette unification du multiple en s'interrogeant sur les formes possibles d'avènement d'une nouvelle histoire des « Terriens » (dans L'Avenir des Terriens. Fin de la Préhistoire de l'humanité comme société planétaire, 2017), et surtout en insistant sur «l'humanité générique» à rechercher sans cesse en chacun et chacune de nous à partir et au-delà de notre diversité (La Condition humaine en partage, 2021).

Selon lui, l'entreprise coloniale avait été, dans un temps et un espace donnés – l'Afrique de ses premiers terrains (Côte-d'Ivoire et Togo) –, un moment de cette contemporanéité et de cette globalisation partielle des existences. Cela l'amenait à ne pas donner de ce qu'il préférait appeler la «planétarisation» une vision irénique, mais un fait historique et géographique. Cette contemporanéité, il l'observa dans les années 60, dans les rapports de pouvoir postcoloniaux entre noirs et blancs et leurs conversions dans le langage religieux et les promesses anticipatrices des prophètes ivoiriens.

Face à ces transformations, il s'est attaché à repenser la tâche de compréhension anthropologique du monde au-delà des présupposés classiques, dont l'ethnie serait le modèle, et en repartant de deux questions essentielles, celles du temps et de l'espace. Défendre l'anthropologie du contemporain a signifié pour lui réintroduire la dimension historique des faits, leur « contexte », et la dynamique de leur mouvement permanent (en cela continuateur de Georges Balandier avec qui il a réalisé sa thèse de doctorat d'Etat en 1973) sans pour autant rejeter l'analyse structurale des systèmes de parenté ou de croyances qu'il observait. En rappelant très souvent qu'il n'y avait pas de contradiction entre les approches structurales et dynamistes (ou processuelles), il voulait surtout donner toute leur place aux contextes sociologiques, économiques et politiques de l'enquête ethnographique.

 

Le mécanisme de l'attachement aux lieux

Déconstruire l'équivalence classique en ethnologie entre identité, culture et territoire l'a amené à s'interroger, encore en ethnologue, sur ce qui fait et défait les « lieux anthropologiques ». S'il a pu s'agacer ou marquer quelque autodérision à propos du fait qu'on ne retienne de toute l'étendue de son travail théorique que la notion de « non-lieu », c'est parce qu'au départ de cette (dé-)construction là, il y avait une inquiétude sur la perte des lieux, voire leur disparition dans les socialités contemporaines. La question qui l'intéressait était le mécanisme de l'attachement aux lieux – qui est aussi un attachement aux relations, aux mémoires et aux identités associées à des espaces très concrets. A contrario, les phénomènes de mobilité, de détachement des lieux et de distanciation des autres l'intriguaient.

Le détachement de la matérialité des existences aussi l'inquiétait, d'où son intérêt plus que scientifique pour les cultes dits païens, ou religions de l'immanence contre celles de la transcendance (tel qu'il le développe dans deux brillants ouvrages, Génie du paganisme, 1982 et le Dieu objet, 1988). Cette attention à la déréalisation du monde l'a conduit à nous alerter très tôt sur le «tout fictionnel», c'est-à-dire l'écrasement des imaginaires par la dissémination des images et fictions au sein de la réalité et la confusion ainsi créée (La Guerre des rêves. Exercices d'ethno-fiction, 1997). Sa formation initiale en études littéraires et son goût d'écrivain pour parfois s'exprimer à travers la fiction ne sont pas étrangers à cette inquiétude-là.

Il pratiquait avec une certaine malice le regard « persan » en référence à Montesquieu et en général au regard dit des Lumières, cet ancrage intellectuel étant probablement la clé de compréhension de tout son parcours théorique. Il insistait sur le besoin de savoir nous rendre étrangers à nous-mêmes pour comprendre le monde dans lequel nous vivons. Rebelle à tout exotisme de pacotille, il appliqua la même finesse d'observation à l'étude de «l'interrogation du cadavre» dans les rituels funéraires des peuples lagunaires de Côte-d'Ivoire (parce que toute société cherche à donner un sens à la mort) qu'à celle des voyageurs « surmodernes » guidés par des injonctions invisibles dans leurs circulations et consommations anonymes. Cette quête d'une intelligence du monde tel qu'il se déploie dans nos vies entrecroisées débouche sur une quête mélancolique et poétique, celle d'une improbable « ethnologie de la solitude ».

Avec sa gentillesse, sa disponibilité aux autres, sa curiosité prête à engager de nouvelles conversations tout en douceur et finesse, il y avait aussi chez Marc Augé la constance d'une inquiétude face à l'emballement du monde vers plus de violences et de totalitarismes. Pour en témoigner, je dirai un mot d'un moment plus personnel, lorsque, à la fin des années 90, il est venu me rendre visite à Cali et m'accompagna lors d'une tournée dans les villages de forêts et rivières du littoral pacifique colombien.

J'étais alors intrigué par la diffusion des récits, légendes et autres imaginaires (visiones) qui accompagnaient la vie des habitants dans la mangrove et la forêt mais aussi jusque dans les fêtes urbaines. Tout en suivant de manière apparemment distraite les conversations qui s'engageaient avec les villageois, il s'inquiétait de savoir où en était la présence des groupes armés dans la zone où nous circulions. En effet, quelque temps plus tard, les groupes paramilitaires ont annoncé leur arrivée dans la ville principale de la région, les fêtes urbaines ont été interrompues, les esprits se sont tus pendant près de deux décennies. C'était cela le contemporain de l'anthropologue.

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