Isabelle Backouche
Directrice d'études de l'EHESS
L’histoire urbaine que je pratique est fondée sur quelques exigences qui traversent tous mes travaux et qui seront également requises dans l’encadrement des travaux d’étudiants.
- La nécessité d’aborder de front, et selon des temporalités souvent distinctes, le changement social et la transformation physique de la ville. Il s’agit d’élucider les dynamiques qui nouent ces deux grands pans de la vie urbaine, sans préjuger des causalités qui peuvent exister entre eux, et en tentant de saisir les logiques qui président à leurs interactions.
- L’enquête empirique est au fondement de mes travaux tout autant pour administrer la preuve de questionnements mûris chantier après chantier que pour mettre à l’épreuve les catégories utilisées par les acteurs, et préserver la dynamique de recherche de postures anachroniques. Se déployant du XVIIIe au XXe siècle, mes enquêtes ont toujours comporté une dimension réflexive visant à comprendre la manière dont les acteurs, dans toute leur diversité, envisagent la ville et ses transformations. L'encadrement masterant prend en compte l'historicisation des processus urbains, et une recherche en archives sera requise.
- La variation de l’échelle d’observation ouvre également des pistes fructueuses pour envisager le changement urbain. Mes travaux récents se sont déployés à l’échelle de toute la France (Aménager la ville. Les centres urbains français entre conservation et rénovation (de 1943 à nos jours), Paris, Colin, 2013) en comparant des terrains empiriques ancrés dans plusieurs villes, l’analyse par cas étant une manière efficace de faire se rencontrer les choix des acteurs observés et la nécessité de circonscrire des terrains susceptibles d’être documentés. A l’inverse, je travaille depuis plusieurs années sur l’un des îlots insalubres de la ville de Paris (îlot 16 dans le Marais), ce terrain me servant d’espace d’expérimentation pour une approche de l’histoire parisienne soucieuse d’identifier les dynamiques en cause dans la transformation de la capitale.
A partir du cas parisien, les enquêtes en cours abordent la question de l’élaboration d’une métropole, articulée sur la fonction de capitale. Paris est une ville « mineure » sans personnalité juridique et politique après la courte expérience de la Révolution de 1789, et jusqu’en 1977. Pourtant elle polarise la vie du pays à plusieurs titres, et à plusieurs échelles. En quoi cette particularité française, en forme de paradoxe, influe-t-elle sur les transformations de la ville, notamment sur la construction de ses territoires ? Pourquoi aujourd’hui, dans le cadre de la nouvelle loi sur la décentralisation, crée-t-on une « Métropole de Paris », et non de la région Ile-de-France ? Cette question, et ce constat, charpenteront mes enquêtes futures afin d’éprouver une problématique urbaine susceptible de rendre compte des dynamiques – et des inerties - qui affectent l’espace des capitales, et en retour, influent sur leur rôle à des échelles plus restreintes, régionale, nationale ou fédérale.
Dans le prolongement de mes travaux sur la Rénovation urbaine, politique publique conçue à la fin des années 1950 pour réinvestir les centres urbains anciens dégradés, je poursuis des enquêtes dans deux directions. L’une porte sur les temps de la ville et la manière dont on envisage la transformation des tissus urbains anciens, entre préservation d’un passé souvent invoqué comme support d’identité, et volonté de modernisation pour répondre aux attentes du présent. C’est dans une perspective d’histoire sociale, articulant la diversité des usages urbains et la fabrication des politiques urbaines, que l’enquête sera menée avec pour ambition d’élaborer une genèse de l’argument patrimonial qui s’est épanoui dans la société française à partir des années 1980. La Rénovation urbaine des années 1960 et 1970 se révèle précocement un échec dont plusieurs instances prennent acte, et il faut assumer d’en faire l’histoire alors que cet échec est aujourd’hui recouvert par la réapparition du terme dans la loi « d'orientation et de programmation pour la ville et la rénovation urbaine » d’août 2003. Ce sont les rythmes combinés du changement urbain, et de la mémoire qui s’en construit a posteriori, qui ressortent de l’analyse fondée sur les dossiers d’archives, la littérature grise contemporaine ou les travaux de sciences sociales. Cette manière de faire est aussi une façon d’engager une discussion scientifique à portée plus large sur le réinvestissement qu’une société opère sur son passé – ici son passé urbain – pour produire une valorisation présente de son territoire à des fins sociales ou économiques.
L’autre versant de ce chantier porte sur les mobilisations citadines en prise avec les aménagements urbains. Il s’agit de mettre en exergue la force des résistances et la richesse des répertoires d’action observables dans les villes françaises après 1945. Ils dessinent une trame critique des politiques publiques menées pour multiplier les logements en France et adapter le milieu urbain à la modernité des Trente glorieuses. L’enquête sera une voie d’historicisation de la démocratie participative tant invoquée aujourd’hui, et qui s’ancre dans des rapports de force conflictuels anciens, souvent occultés. Le face-à-face, devenu une collaboration encadrée, entre population et décideurs politiques et administratifs, a participé aux transformations urbaines françaises selon des formes très inventives dont l’analyse est l’occasion d’élargir le spectre des acteurs impliqués dans le changement urbain.
Enfin, à partir des investigations sur l’îlot 16 et en collaboration avec Sarah Gensburger (CNRS-ISP), l’enquête urbaine a ouvert un front pionnier pour les recherches sur la mise en œuvre de la persécution des juifs à Paris. En effet, les dossiers d’archives offrent la possibilité de reconstituer les trajectoires de ces hommes et femmes, qu’on pensait nombreux dans l’îlot 16 et qui ont été expulsés de leurs logements entre 1941 et 1944. L’interrogation porte sur les mécanismes concrets de la persécution en décrivant l’éventail des parcours à partir de l’observation et du croisement des caractéristiques de chacun selon tous les registres que les archives peuvent documenter, et qui permettent d’analyser le plus finement possible les conditions dans lesquelles les arbitrages personnels ont été pris, déterminant souvent la façon dont ils ont pu traverser la période, et réchapper ou pas à l’extermination. L’enquête sur les trajectoires se doublera d’une tentative d’identification dans les dossiers administratifs des vecteurs de circulation de l’information entre les deux sphères de décision – aménagement urbain et persécution raciale – répondant à la nécessité d’identifier d’éventuels acteurs qui auraient pu faire le pont entre les deux administrations. Le recoupement des archives répondra à l’interrogation sur ce que savaient, ou ne savaient pas, les décideurs parisiens de l’époque, ouvrant la possibilité de rapprocher deux « politiques publiques » bien distinctes, mais dont la communauté d’intérêts semble avérée. Ainsi, les « coïncidences » entre le processus aménageur et le processus persécuteur ouvrent la possibilité de répondre à des questions qui dépassent de beaucoup le simple sort d’un îlot insalubre parisien.
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